Il faut dépasser les approches trop pessimistes ou pessimistes
de la situation actuelle de la sécurité en Europe, ou plutôt les
concilier : l'optimisme est certainement dangereux, mais le pessimisme
est irréaliste. L'optimisme est dangereux parce qu'on ne saurait
jamais oublier que, dans ces domaines, il faut toujours raisonner
sur la base de la pire hypothèse, être prêt à envisager la survenance
du scénario le plus redoutable, ne serait-ce que pour prévenir sa
réalisation.
En revanche, le pessimisme veut ignorer les progrès essentiels qui
se sont produits depuis l'apparition des Communautés européennes.
Elles ont été conçues, en dépit d'un détour économique, comme un
instrument visant à établir une paix structurelle entre les anciens
ennemis, à rendre entre eux une guerre future non seulement impensable
mais impossible. On ne saurait dès lors mettre en cause la capacité
des pays européens de trouver en eux les principes et les ressources
qui permettent l'organisation de leur propre sécurité.
L'édifice
futur de la sécurité européenne, s'il doit être construit, demeure
encore à l'état de chantier. On ne dissociera pas à cet égard ce
qui relève du champ de l'Union européenne et ce qui concerne l'Europe
dans son ensemble, ou une éventuelle Europe puissance de l'actuelle
Europe espace. La constitution de la première ne peut se faire que
dans le cadre de la seconde, l'incorporer dans ses perspectives
sinon dans ses institutions. Il est juste de reconnaître que l'on
ne voit pas encore le dessein général. Certes, le bilan actuel est
loin d'être négligeable. Il est même important. Mais l'essentiel
reste à faire.
1 - L'importance du bilan déjà acquis peut s'apprécier en
termes de perceptions, de positions et d'instruments.
- Les perceptions ont évolué en ce sens que le besoin d'une politique
commune est de plus en plus ressenti, même s'il est ressenti par
le vide. Les désastres de l'ex-Yougoslavie en particulier en ont
cruellement illustré la nécessité autant que l'absence. Dès lors
il n'existe plus de questions tabou, tout peut faire l'objet de
discussions et l'espace virtuellement ouvert à la coopération en
est indubitablement élargi.
- Les positions se sont rapprochées sur de nombreux points, qu'il
s'agisse de la non prolifération des armes de destruction massive,
de l'interdiction complète et définitive des essais nucléaires,
du rapprochement entre la France et l'OTAN, de l'élargissement de
l'Alliance, de la possibilité désormais ouverte à l'Allemagne de
participer à des actions militaires extérieures, de la coopération
menée au sein de l'IFOR, du processus de paix au Proche et Moyen
Orient. Certes, ce rapprochement reste limité et fragile.
- Des instruments nouveaux sont venus concrétiser cette évolution.
Ils en soulignent tout autant les limites. L'Eurocorps ne regroupe
que quelques Etats, et on pourrait soutenir qu'il soulève plus de
problèmes qu'il n'en résout. Sur le plan juridique, on a un peu
le sentiment qu'il s'agit d'un passe-murailles, que l'on s'efforce
de l'organiser et de le développer d'une façon en quelque sorte
virtuelle, en ne changeant que le minimum des règles et pratiques
existantes. Surtout, il soulève un problème fondamental d'articulation
entre le politique et le militaire. Comment se défendre de l'impression
que, jusqu'à présent, l'Eurocorps est un symbole politique plus
qu'un outil militaire ? En d'autres termes, on a voulu apporter
une réponse militaire symbolique à un problème politique de fond
qui n'a pas été résolu.
Ce problème, c'est celui d'une conception commune de la sécurité
et des actions qu'elle peut impliquer. Or cette conception n'existe
pas vraiment. Sur un plan paneuropéen, la notion de sécurité coopérative
peut avoir des perspectives prometteuses. Sur le plan de l'Union
européenne, elle n'est pas adaptée puisqu'il s'agit d'aller au-delà.
Il ne s'agit pas seulement du rôle stabilisateur et préventif que
remplit l'Union. Il s'agit de définir un cadre d'actions communes,
de leurs motivations, de leurs finalités, de leurs moyens. Il ne
sert à rien de disposer d'un outil si l'on n'a pas une vision commune
de ses fonctions et de l'opportunité de son emploi. A cet égard,
au-delà de l'inertie des pays neutres ou neutralistes, on doit constater
qu'existent des appréciations différentes entre les principaux Etats
sur, par exemple, la portée des opérations de maintien de la paix.
L' " accord de Nuremberg " est certes un pas utile, mais il n'est
qu'une amorce.
Au surplus, doit-on ramener la sécurité à la défense ? C'est là
une approche trop étroite. La sécurité présente beaucoup d'autres
aspects, entre autres une dimension préventive, une dimension économique,
une dimension politique. Elles ne sont pas sans liens : un exemple
de l'articulation entre défense, économie et politique, est fourni
par les efforts en faveur d'une restructuration des industries de
défense, et par la recherche de coopérations européennes à cette
fin. On peut également songer aux coopérations dans le domaine de
la technologie avancée, comme l'espace. Si ces efforts aboutissent,
ils donneront une substance nouvelle et concrète à l'identité européenne.
2 - Dès lors, l'essentiel reste à faire. Au-delà même d'une
conception, sinon commune, du moins cohérente de la sécurité et
de la défense, la question reste posée de l'existence de l'Europe
en ces domaines. Cette existence, on peut l'envisager sur trois
plans : par rapport à l'Europe elle-même ; par rapport aux Etats-Unis
; par rapport au reste du monde.
- Par rapport à elle-même, l'Europe doit définir son contenu, ses
limites et plus profondément sa nature. Il lui faut ainsi déterminer
l'extension de sa configuration géographique, les critères, le rythme
de l'élargissement. Il lui faut convenir des mécanismes de prise
de décision, en sachant s'accommoder des différences de capacité
et d'attitude de ses membres - ceux qui, neutres ou neutralistes,
souhaitent rester à l'écart, ceux qui à l'inverse sont prêts à participer
à des coopérations renforcées.
Surtout, la question de fond est celle de la légitimité de l'Europe.
Elle ne peut s'exprimer par des processus bureaucratiques, technocratiques
et au mieux gouvernementaux. Elle doit dépasser les procédures opaques,
confidentielles, voire secrètes, déborder du cercle des experts
et techniciens. Si la défense suppose l'engagement moral et physique
des populations, elle requiert leur adhésion civique. Elles doivent
savoir au nom de quoi et pourquoi on les engage, au nom de quoi
on leur demande éventuellement l'impôt du sang. Peut-on combattre
et mourir sous un drapeau européen ? Au nom de quelle légitimité
? Au-delà des dispositifs et d'une sorte de meccano administratif
et militaire, les juristes connaissent bien l'importance décisive
de la légitimité, qui domine au fond l'ensemble du droit public.
Or la légitimité de l'ensemble des partenaires est démocratique
et sa traduction commune est celle de l'Etat de droit. Il est souhaitable
que les deux convergent car l'Etat de droit n'est qu'un leurre si
ce droit n'a pas un fondement démocratique. Force est de constater
que l'apport des eurojuristes et des technojuristes
est à cet égard insuffisant. L'Allemagne, pour des raisons qui lui
sont propres, a entamé avant les autres cet effort sur elle-même,
à l'occasion de débats d'ordre constitutionnel. C'est non seulement
d'une adhésion démocratique de principe que l'Europe a besoin mais
d'une démocratisation plus concrète de ses institutions et de leur
dynamique.
- Par rapport aux Etats-Unis, les équivoques sont actuellement multiples.
Il est clair que toute affirmation, tout progrès dans la construction
d'une vision européenne de la sécurité se traduira pas un autonomie
accrue à l'égard des Etats-Unis. Non qu'il s'agisse de leur retrait,
que personne ne souhaite. En même temps, chacun convient que l'OTAN
doit rester, tant sur le plan politique que militaire, le cadre
de la présence américaine. L'évolution nécessaire de ce cadre dépend
des membres européens de l'Alliance et des Etats-Unis eux-mêmes.
Du côté européen, le rapprochement de la France facilite les choses.
Mais la France ne revient manifestement pas, si l'on peut dire,
en chemise et la corde au cou. Elle semble souhaiter un véritable
partenariat Europe - Etats-Unis, qui suppose que ses partenaires
européens rejoignent cette conception.
La question, vue d'Europe, est donc de savoir quel degré d'autonomie
les pays européens sont prêts à demander ou à accepter. Vue du côté
américain, elle est de savoir quelle distanciation, quelle capacité
de décision et d'action autonome les Etats-Unis sont disposés à
consentir, voire à encourager. Une longue tradition voit dans l'OTAN
un instrument de domination et de contrôle américain sur l'Europe
occidentale. Il faut à cet égard souhaiter que l'élargissement ne
fasse pas des nouveaux membres d'Europe centrale de simples satellites
des Etats-Unis. Ce ne serait pas un grand progrès si l'affirmation
d'une identité de sécurité européenne en faisait simplement un relais
de l'hégémonie américaine, lui permettant de s'exercer à moindres
coûts financiers, militaires et politiques.
Cette ambiguïté ne sera sans doute pas simple à lever, mais elle
le sera d'autant moins que l'Europe ne se présentera pas comme une
interlocutrice parlant un seul langage. Un exemple illustre le défaut
d'une position commune à l'égard des Etats-Unis, même s'il excède
à la fois les problèmes de sécurité et le cadre de l'OTAN : c'est
celui de la reconduction de M. Boutros Ghali comme Secrétaire général
des Nations Unies. On peut penser que les Etats-Unis n'auraient
pas pu prendre une position unilatérale aussi tranchée si l'Europe
puissance, dont les membres virtuels sont collectivement, et de
loin, les premiers contributeurs à l'organisation, avait existé.
- Quant au reste du monde, on peut soulever ici, parmi beaucoup
d'autres, la question de l'articulation entre les responsabilités
des Etats européens individuellement considérés et celles qui pourraient
incomber à une Europe devenue entité collective sur le plan de la
sécurité. On sait que l'admission de l'Allemagne comme membre permanent
du Conseil de sécurité fait l'objet d'un large accord, que le principe
en est admis en fait et que ce n'est pas ce point qui retarde l'élargissement
de la composition du Conseil. L'Europe en retirera à coup sûr un
surcroît d'influence mais aussi de responsabilités. Elles ne feront
pour autant pas disparaître les responsabilités historiques spécifiques
d'autres membres permanents, comme le Royaume-Uni ou la France.
Ces responsabilités ne peuvent être facilement ni européanisées
ni jetées par dessus bord.
* * *
En toute hypothèse on peut penser que ce processus d'élaboration
d'une politique européenne de sécurité et de défense, qui empruntera
des formes juridiques diverses et probablement en partie inédites,
sera long. Pour qu'îl en soit autrement, et à défaut d'un principe
organisateur quî n'est ni défini intellectuellement ni politiquement
accepté, il faudrait l'urgence d'une crise appelant des réponses
immédiates et des sauts qualitatifs. On peut au demeurant craindre
qu'elle n'ait l'effet inverse d'un processus de décomposition, tant
les amorces demeurent fragiles.
En contrepartie, la lenteur même des progrès indique que ces questions
ne sont pas pour l'instant prioritaires. L'Europe puissance ne peut
sans doute s'affirmer qu'à travers une série d'étapes successives,
chacune d'elles comportant une priorité et une seule. Dans l'immédiat
c'est la monnaie unique qui constitue cette priorité. Une sorte
d'empirisme organisateur paraît présider à la détermination de ces
étapes, et ce n'est pas une si mauvaise méthode. On sait bien au
surplus que, à l'arrière-plan, le souci de paix et de sécurité demeure
la raison cachée et comme l'obsession silencieuse de la dynamique
européenne.
Bibliographie
-
Droit international public - (avec J. Combacau) - Précis
Domat, Montchrestien, 3ème éd. 1997
- Le droit
internationale des armes nucléaires: évolutions récentes
- Journée d'étude de la SFDI, 1997
- Relations
internationales - Précis
Domat, Montchrestien, 1993
- Le système
politique de la Vème République - PUF, coll. Que
sais-je?, n°1928, 4ème éd 1991
- La coutume
internationale - Litec 1990
- La vie
politique en France sous la Vème République -
Précis Domat, Montchrestien 1977, rééd. 1982
- L'interprétation du droit international public -
LGDJ, 1974 (épuisé)
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