Joseph Rovan est également Président du Bureau International
de Liaison et de Documentation (BILD) et Directeur de la revue franco-allemande
"Documents".
L'élargissement de l'Union Européenne, c'est-à-dire l'inclusion
dans cette union de nouveaux Etats membres situés en Europe de l'Est,
en Europe centrale et dans l'Europe du sud-est, n'est pas seulement
une question géographique. Il ne s'agit pas seulement de savoir
si la Russie, la Turquie, la Biélorussie, l'Ukraine ou la Moldavie
vont un jour, plus ou moins rapproché, faire partie de l'Union.
Des négociations ont commencé, en première "urgence" avec la Pologne,
la Hongrie, la République tchèque et la Slovénie en vue d'une entrée
plus lointaine, avec la Roumanie, la Bulgarie et certains Etats
baltes - la Lettonie figurait dans le premier "train". Dans celui-ci
se trouve aussi la République grecque de Chypre - avec les difficultés
particulières qui viennent de ses relations avec la Turquie. L'on
ne parle pas dans l'immédiat de la Slovaquie, mais cela peut changer
très vite puisque dans ce cas l'obstacle vient de sa situation politique
intérieure -, ni bien entendu des autres Etats successeurs de l'ancienne
Yougoslavie, ni de l'Albanie. Mais là aussi l'on peut imaginer des
changements qui rendraient de telle négociations possibles à plus
ou moins longue échéance. De toutes façons les processus seront
longs, notamment à cause des retards mais aussi des dimensions des
économies des Etats candidats. Il suffit de se rappeler que dix
années se sont écoulées entre le début des négociations avec l'Espagne
et le Portugal et leur entrée effective dans ce qui était alors
la Communauté Européenne.
Etant donné le nombre et l'importance des candidats actuels et virtuels,
leur entrée dans l'Union dans l'état qui est actuellement le sien,
changerait la nature même de cette Union. C'est pourquoi il avait
été décidé à la Conférence de Maastricht que les réformes intérieures
nécessaires pour renforcer les structures intégrées et communes,
et donnant une extension nouvelle aux transferts de compétences
des Etats membres aux structures européennes, devraient précéder
les négociations sur l'élargissement. Ces réformes ont été étudiées
notamment dans le cadre de la Conférence intergouvernementale, mais
les résultats, aboutissant aux décisions de la Conférence d'Amsterdam,
ont été extrêmement limités et médiocres. Une fois de plus l'on
a fait très peu de choses dans les domaines clés de la politique
extérieure, de la politique de défense, dans celui de la sécurité
intérieure et de l'immigration, secteurs où les résistances "nationales"
contre les transferts de souveraineté sont particulièrement tenaces,
et le seul domaine de grande signification où un progrès considérable
a été réalisé se trouve une fois de plus dans le secteur économique
: l'Euro, la monnaie commune est entrée dans la phase de réalisation,
mais sans que les Etats aient décidé la mise en commun des décisions
majeures en matière fiscale, des options majeures de la politique
économique et de la politique sociale. En d'autres termes l'Europe,
l'Union Européenne, fait toujours du surplace devant le fossé qu'il
faudra franchir pour mettre sur pied, de l'autre côté, un véritable
Etat fédéral européen, susceptible de jouer un rôle de grande puissance
mondiale, de même rang que les Etats-Unis, la Chine, l'Inde et demain
sans doute à nouveau la Russie. Or, si cet Etat fédéral n'est pas
créé avant l'aboutissement des négociations sur l'élargissement
celui-ci fera de l'Union une simple zone de libre échange, et même
cet objectif là n'est nullement garanti quand on pense aux coûts
que l'unification européenne fera peser sur les finances des Etats
membres actuels et de leurs citoyens. Il suffit de se rappeler le
coût de l'unification allemande dont les conséquences politiques
au bénéfice des extrémistes de droite et de gauche commencent à
peser lourd sur la vie politique allemande. Pour que l'élargissement
puisse se faire, les dirigeants des actuels Etats-membres devront
changer leur discours et annoncer clairement les couleurs de l'Etat
fédéral européen.
S'ils ne le font pas, ou bien il n'y aura pas d'élargissement, ou
bien il n'y aura plus d'Union Européenne.
Cette observation préalable majeure étant faite, l'on peut ajouter
quelques mots sur les limites géographico-politiques de l'élargissement.
Il est évident que la Russie, puissance mondiale à son compte, ne
fera pas plus partie de l'Union que les Etats-Unis. Mais l'on peut
imaginer une "alliance nordique" des Etats-Unis, de la Russie et
de l'Europe, ayant des intérêts et des valeurs en commun. Je pense
qu'il ne serait guère imaginable non plus, pendant longtemps au
moins, d'inclure l'Ukraine, la Biélorussie et la Moldavie qui continuent
à faire partie du pourtour de la puissance mondiale russe. Pour
des raisons en partie analogues et en partie spécifiques, la Turquie
ne pourra pas être une partie, un Etat-membre, de l'Union Européenne.
D'une part à cause de son étendue et de sa population très largement
extérieure à la culture européenne, et aussi, et même surtout, à
cause de sa vocation de puissance-guide de l'Asie centrale peuplée
en majorité de turcophones. Il en va de même des Etats d'Afrique
du Nord, dont une partie des habitants sont très proches de nous
et présents parmi nous (il y a beaucoup plus de Nord-africains en
France que de Turcs en Allemagne), ou sur un autre plan de l'Etat
d'Israël qui est pourtant de civilisation très largement européenne.
En conclusion, l'élargissement doit rester confiné grosso modo aux
limites occidentales de l'ancienne Union soviétique et un tel élargissement
ne sera concrètement possible qu'une fois établi solidement l'Etat
fédéral européen (sur la base d'une commune économie sociale de
marché).
Bibliographie
- "Mémoire d'un Français qui se souvient d'avoir été Allemand"
- Ed. Seuil, 1999.
- "Bismarck, l'Allemagne, et l'Europe unie - 1898 - 1998 - 2098"
- Ed. Odile Jacob, oct. 1998.
- "L'histoire de l'Allemagne des origines à nos jours" -
Ed. du Seuil, 1994.
- " Citoyens d'Europe" - Ed. Robert Laffont, 1992.
- "Le Mur et le Golfe" - Ed. de Fallois, 1991.
- "Les comptes de Dachau" - Ed. Julliard 1987, rééd. le Seuil
1993.
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