L'alliance transatlantique
représente le lien de dimension internationale le plus important
de l'Amérique. Tremplin de l'engagement des Etats-Unis dans
le monde, il permet à l'Amérique de jouer le rôle
déterminant d'un arbitre en Eurasie - la scène centrale
des enjeux de pouvoir internationaux - et engendre une coalition
globalement dominante, à tous les niveaux clé du pouvoir
et de l'influence. L'Amérique et l'Europe fonctionnent à
la fois comme axe de stabilité internationale, comme locomotive
de l'économie mondiale, et comme creuset du capital intellectuel
mondial et de l'innovation technologique. Élément
tout aussi fondamental : elle sont toutes deux le berceau des démocraties
les plus florissantes du monde. C'est pourquoi la manière
dont sont gérées les relations entre les Etats-Unis
et l'Europe doit constituer la priorité absolue de Washington.
À longue
échéance, l'apparition d'une Europe réellement
unie politiquement entraînerait une mutation fondamentale
de la répartition du pouvoir dans le monde, dont les conséquences
auraient une portée aussi considérable que celles
qui résultèrent de l'effondrement de l'empire soviétique
et de l'émergence subséquente de la prépondérance
des Etats-Unis dans le monde. L'impact d'une telle Europe sur la
position de l'Amérique dans le monde et sur l'équilibre
des pouvoirs en Eurasie serait énorme, et générerait
fatalement de graves tensions transatlantiques. À l'heure
actuelle, aucun des deux côtés n'est bien pourvu pour
faire face à un changement virtuellement si considérable.
D'une manière générale, les Américains
ne saisissent pas pleinement le désir européen d'accéder
à un statut plus important dans la relation, et n'évaluent
pas clairement la diversité des points de vue européens
concernant les Etats-Unis. Souvent, les Européens ne perçoivent
pas la spontanéité et la sincérité de
l'engagement de l'Amérique vis-à-vis de l'Europe,
et leur perception du désir de l'Amérique d'apporter
son soutien à l'alliance euro-atlantique est influencée
par une certaine tendance toute européenne à la duplicité
machiavélique.
Néanmoins,
il faut noter que le mot clé du paragraphe précédent,
relatif à la signification d'une Europe réellement
unie, est "serait". Une Union Européenne dotée d'un
poids et d'une unité politique véritables ne constitue
nullement une fatalité préprogrammée. L'émergence
d'une telle Europe dépend de la profondeur de son intégration
politique, de l'étendue de son expansion, et du degré
de développement d'une future identité militaire et
politique propre. Concernant tous ces points, les étapes
décisives restent encore à accomplir.
Actuellement,
l'Europe - en dépit de sa puissance économique, de
son intégration économique et financière significative,
de l'authenticité durable de l'amitié transatlantique
- constitue de fait un protectorat militaire américain. Cette
situation génère nécessairement des tensions
et des ressentiments, plus particulièrement depuis que la
menace qui pesait directement sur l'Europe et qui rendait cette
situation acceptable a manifestement diminué. Par ailleurs,
non seulement l'alliance entre l'Europe et l'Amérique est
inégale, mais cette asymétrie entre les deux puissances
est encore susceptible de s'accroître en faveur de l'Amérique.
Cette asymétrie
a pour origine d'une part l'expansion économique américaine
sans précédent et, d'autre part, l'innovation technologique
dont l'Amérique a fait preuve dans des secteurs aussi complexes
et diversifiés que la biotechnologie ou l'informatique dans
lesquels elle a ouvert la voie. De plus, la révolution technologique
dans le domaine militaire, où l'Amérique est à
la pointe, augmente non seulement la portée de sa puissance
militaire, mais transforme également la nature même
et l'emploi de cette puissance. À défaut d'une initiative
collective de la part des Etats européens, il est fort peu
probable que l'Europe soit capable, dans un futur proche, de combler
le fossé qui la sépare de l'Amérique sur le
plan militaire.
Par conséquent,
il est probable que les Etats-Unis restent la seule véritable
puissance mondiale pour au moins une autre génération.
Cela implique que, selon toute vraisemblance, l'Amérique
demeurera également le partenaire prédominant de l'alliance
transatlantique pendant le premier quart du vingt-et-unième
siècle. Dès lors, le débat transatlantique
ne portera pas tant sur les modifications fondamentales de la nature
des relations, que sur les conséquences des anticipations
retenues et des ajustements corrélatifs, même s'ils
sont marginaux. Cela dit, est-il vraiment nécessaire d'ajouter
que même des adaptations progressives peuvent générer
des conflits, qui pourraient êtres évités si
les relations entre les USA et l'Europe demeurent constructives
et réellement coopératives.
Une mystification
historique fondamentale motive et complique tout à la fois
le dialogue entre l'Amérique et l'Europe. De part et d'autre,
on songe instinctivement à l'Amérique lorsqu'on rêve
à une Europe unifiée. Les Européens aspirent
aux dimensions imposantes du continent Américain et à
sa position dans le monde, et dans leurs moments les plus enthousiastes,
imaginent même une future Europe sous les traits d'une superpuissance
mondiale à égalité avec l'Amérique.
Les Américains, tout en réservant un accueil favorable
- par moments teinté d'un certain scepticisme - à
la future unité de l'Europe, vont instinctivement puiser
dans leur propre expérience historique. Cette vision des
choses est à l'origine d'un malaise chez certains responsables
de la politique étrangère américains, car elle
entraîne nécessairement la présomption que l'Europe
- lorsqu'elle "s'unira" - deviendra l'égale de l'Amérique,
et potentiellement sa rivale.
Les hommes
d'Etat européens invoquent souvent l'expérience américaine
en parlant de la marche de l'Europe vers l'unité (l'un d'entre
eux m'a récemment déclaré que l'Union Européenne
se trouvait aujourd'hui quelque part entre 1776 et 1789.) Cependant,
la plupart des dirigeants politiques européens sont conscients
du fait qu'il manque à l'Union Européenne à
la fois la passion idéologique et la loyauté civique
qui animèrent non seulement les artisans de la constitution
américaine, mais aussi - et ceci constitue un test décisif
de l'engagement politique - ceux qui étaient prêts
à accomplir un sacrifice ultime pour l'indépendance
des colonies américaines. En l'état actuel des choses,
et dans un avenir prévisible, il se trouve tout simplement
qu'aucun "Européen" n'est disposé à mourir
pour "l'Europe".
Il s'en suit
que l'Europe, une fois intégrée, constituera un objet
tout à fait inédit dans l'histoire des entités
politiques, tant du point de vue de sa forme que de celui de sa
nature. Il est incontestable qu'elle constituera une entité
politique, en plus de l'entité économique singulière
de première importance mondiale qu'elle représente
déjà. Toutefois, en tant qu'entité politique,
il lui manquera l'engagement que suscitèrent les Etats-Unis
lors de leur formation sur le plan des sentiments et des idéaux.
Cet engagement s'exprima à travers un concept transcendantal
de liberté politique, proclamé afin de jouir d'une
validité universelle, et qui procurait à la fois un
fondement philosophique et un étendard politiquement attractif
pour un nouvel Etat-nation. L'engagement de ceux qui fondèrent
cet état, et de ceux qui y affluèrent et y furent
assimilés par la suite, était d'une nature quasiment
religieuse. En résumé, la révolution américaine
a créé un nationalisme d'un genre nouveau : un nationalisme
ouvert à tous, un nationalisme à visage universel.
Le préambule
de la constitution des Etats-Unis véhicule le caractère
singulier de l'engagement américain pour l'unité nationale
et la liberté :
"Nous, le peuple
des Etats-Unis, afin de former une union plus parfaite, d'établir
la justice, d'assurer la tranquillité intérieure,
de pourvoir a la défense commune, de développer le
bien-être général et d'assurer à nous-mêmes
et notre postérité les bienfaits de la liberté,
ordonnons et établissons…"
Les battements
de tambour qui rythment la marche des nations européennes
vers une Europe commune résonnent d'une manière tout
à fait différente. Il est frappant que le Traité
de Rome, le serment historique de 1957 de six nations européennes
d'"établir les fondements d'une union sans cesse plus étroite
" mette l'accent, dans son préambule même, sur l'assurance
du "progrès économique et social", sur "l'amélioration
constante des conditions de vie et d'emploi", sur "l'élimination
des obstacles existants" à "l'équilibre dans les échanges
et la loyauté dans la concurrence", sur "la suppression progressive
des restrictions aux échange internationaux" et ainsi de
suite. Ce document est d'un pragmatisme admirable, mais il est aussi
très prosaïque.
Souligner cette
différence essentielle entre l'Europe et les Etats-Unis n'équivaut
pas à dénigrer la signification historique de l'entreprise
européenne, ni à mettre en doute la bonne foi de ceux
parmi les européens qui sont engagés dans la création
d'une architecture nouvelle. Il s'agit de constater que la motivation
qui définissait l'entreprise européenne s'est transformée
avec le temps en un souci de commodité et d'efficacité
pratique. L'élan initial vers l'unité européenne
était de nature plus idéaliste. Les "pères
fondateurs" de l'Europe de la fin des années quarante et
du début des années cinquante étaient portés
par une conviction politique transnationale et très motivés
par la volonté de mettre un terme une fois pour toutes aux
conflits nationalistes qui furent par deux fois sur le point de
détruire la civilisation européenne. Ils redoutaient
également que l'Amérique, désenchantée
par les querelles européennes, ne puisse tout simplement
abandonner les nations européennes à l'autre versant
de l'alternative historique - tout aussi "unifiant" à sa
sinistre manière - celui qui se situait à l'est de
la nouvelle ligne créée par la guerre froide "de Stettin
à Trieste".
Les Européens
d'aujourd'hui prennent l'Europe au sérieux d'une manière
plus pragmatique, même si certains d'entre eux - comme on
l'a noté plus haut - rêvent vraiment à une entité
qui pourrait rivaliser avec l'Amérique. Les hommes d'Etat
français, qui ont parfois du mal à dissimuler leur
extrême jalousie vis-à-vis de la position de l'Amérique
dans le monde, voient en l'Europe la reconquête de la grandeur
passée de la France. Les Allemands y ont cherché leur
propre rédemption. Les Britanniques, plus sceptiques, sont
finalement arrivés à la conclusion qu'il y aura bien
une sorte d'Europe et qu'il doivent en faire partie s'ils veulent
donner un sens véritable à leur relation particulière
avec l'Amérique. D'autres peuples du Continent - y compris
les peuples récemment libérés d'Europe Centrale
- souhaitent devenir européens, car ils partagent le point
de vue que faire partie de l'Europe signifie être plus en
sécurité, plus prospère et plus libre. Aucune
de ces motivations n'est indigne, toutes sont historiquement justifiées
et méritent le respect de l'Amérique.
Toutefois,
dans sa nature comme dans ses effets, le pragmatisme se distingue
du patriotisme. Une entité structurée autour de la
commodité est nécessairement différente d'une
entité découlant de la conviction. Mais la première
peut néanmoins générer une loyauté.
Elle peut néanmoins créer un sentiment de communauté
partagé. Mais elle est aussi susceptible d'être moins
ambitieuse, moins affirmative politiquement, et surtout moins encline
à l'idéalisme et au sacrifice personnel. Par conséquent,
en dépit de certaines similarités d'échelle,
l'"Europe" qui est vraiment en train d'émerger a des chances
d'être considérablement différente de l'Amérique
politiquement: un hybride d'une vaste corporation transnationale,
dont il est prudent, commode, et même gratifiant de faire
partie, et d'un Etat confédéré qui, avec le
temps, gagnera peut-être la loyauté des communautés
qui s'y différencient jusqu'ici. En résumé,
l'entité de commodité européenne sera quelque
chose de moins que les Etats Unis d'Europe, et cependant quelque
chose de plus que simplement l'Union Européenne S.A.R.L.
En effet, ce
n'est pas dénigrer des hommes ou des Etats quels qu'ils soient
que de suggérer que, sur la scène mondiale, l'Europe
émergeante a plus de chances de ressembler à une Suisse
grand modèle qu'aux Etats-Unis. La constitution Suisse -
qui a mis un terme aux dissension intercommunautaires - souligne
que les Cantons Suisses, différenciés ethniquement,
ont résolu de "renouveler (leur) alliance", qu'ils sont "déterminés
à vivre (leur) diversité dans l'unité en se
respectant mutuellement", et se poursuit par l'identification des
buts pratiques de la Confédération. À l'étranger,
l'implication de la Suisse sur le plan international a porté
principalement sur les secteurs importants de la finance et du commerce
internationaux, tandis qu'elle a évité de s'engager
dans les conflits politico-philosophiques mondiaux de ce siècle.
L'intégration,
et non l'unification
En tout cas,
il semble raisonnable de conclure que, dans un avenir prévisible,
l'"Europe" ne sera pas - et en fait, ne pourra pas - être
l'"Amérique". Une fois que les implications de cette réalité
auront été assimilées de part et d'autre de
l'Atlantique, le dialogue entre les U.S.A. et l'Europe devrait se
détendre, même lorsque les Européens affronteront
les dilemmes liés à leur quête simultanée
de l'intégration, de l'expansion et d'une certaine militarisation,
et lorsque les Etats-Unis s'adapteront à l'émergence
inévitable d'une nouvelle entité européenne.
L'unification
de plusieurs peuples intervient généralement à
la suite d'une nécessité externe, d'un engagement
idéologique partagé, de la domination du plus puissant,
ou d'une quelconque combinaison de ces facteurs. Durant la phase
initiale de la quête européenne d'unité, ces
facteurs étaient tous les trois en jeu, bien qu'à
des degrés divers : l'Union Soviétique constituait
une menace réelle, l'idéalisme européen était
entretenu par la mémoire encore vivace de la seconde guerre
mondiale, et la France, profitant de la tendance de l'Allemagne
de l'Ouest à la vulnérabilité morale, réussit
à exploiter son potentiel économique croissant pour
servir ses propres ambitions politiques. Au terme du siècle,
ces impulsions ont visiblement faibli. Par conséquent, l'"intégration"
européenne - en majeure partie un processus de standardisation
de réglementations - est devenue la définition alternative
de l'unification. Cependant, même si l'intégration
est une manière tout à fait sensée de réussir
une fusion opérationnelle dans les faits, une telle fusion
est bien loin de correspondre à un mariage significatif sur
le plan affectif.
Le fait est
qu'il est tout simplement impossible qu'une intégration ayant
la bureaucratie pour fer de lance génère la volonté
politique nécessaire à une véritable unité.
Elle ne peut ni stimuler l'imagination (en dépit de la rhétorique
occasionnelle autour de l'Europe devenant l'égale de l'Amérique),
ni développer cette passion absolue susceptible de soutenir
un Etat-nation aux époques d'adversité. L'acquis communautaire,
long de 80 000 pages (et organisée par secteurs de 31 politiques
) - qu'un nouveau membre de l'Union Européenne doit ratifier
- semble peu susceptible de fournir à l'européen moyen
la nourriture dont il a besoin pour développer une loyauté
politique reconstituante. Toutefois, il faut répéter
qu'à ce jour, compte tenu de l'absence des trois autres moyens
plus traditionnel de recherche de l'unité, l'intégration
est non seulement nécessaire, mais elle est aussi la seule
manière dont l'Europe peut avancer vers "l'unité."
Ce fossé
entre "unification" et "intégration" explique pourquoi l'intégration
est nécessairement lente, et pourquoi, si l'on devait brusquement
forcer sa cadence d'une manière ou d'une autre, elle pourrait
diviser l'Europe à nouveau. En effet, toute tentative pour
accélérer l'unification politique aggraverait vraisemblablement
les tensions internes entre les Etats dirigeants au sein de l'Union,
compte tenu que chacun d'entre eux tient à préserver
sa souveraineté dans le domaine délicat de l'élaboration
de la politique étrangère. À ce stade, l'anti-américanisme
comme moteur de l'unité - même déguisé
sous les oripeaux de la "multipolarité" - ne saurait constituer
une force unificatrice au même titre que le fut autrefois
l'anti-soviétisme, car la plupart des européens n'y
souscrivent pas. De plus, maintenant que l'Allemagne est réunifiée,
plus personne en Europe, hormis à Paris, ne persiste à
considérer la France comme le leader putatif de la nouvelle
Europe - même si personne en Europe ne souhaite voir l'Allemagne
devenir le leader prédominant de l'Europe.
L'intégration
est non seulement un processus lent, mais chacune de ses étapes
augmente la complexité même de l'entreprise. L'intégration
est synonyme de progression incrémentielle et soigneusement
équilibrée vers une interdépendance de plus
en plus poussée des unités constituantes. Mais cette
interdépendance croissante n'est pas traversée par
la passion politique unificatrice que requiert l'affirmation d'une
réelle indépendance sur le plan mondial. Celle-ci
pourra finir par intervenir, lorsque les Européens en arriveront
à se considérer politiquement comme européens,
tout en demeurant par exemple Allemands ou Français à
titre de particularité linguistique et culturelle.
Extension
horizontale
En attendant,
compte tenu de la lenteur avec laquelle l'Europe progresse, l'extension
est susceptible de fournir une compensation partielle au rythme
lent du processus d'intégration. L'Europe grandira, mais
davantage horizontalement que verticalement, car concrètement,
aucune avancée significative ne peut se faire sur les deux
plans en même temps. Cette réalité pénible
constitue un point sensible chez les européens convaincus.
Lorsque Jacques Delors osa déclarer tout net début
2000 : "Nous sommes incontestablement en train de forcer l'allure"
de l'élargissement "…nous risquons par là de diluer
le schéma directeur" de l'intégration européenne,
avec pour résultat que "nous nous éloignerons de manière
inévitable d'une Europe politique telle qu'elle fut définie
par ses pères fondateurs", il fut presque immédiatement
pris à parti publiquement par un de ses compatriotes membre
de la commission européenne, Michel Barnier.
Les membres
de la commission bruxelloise espèrent qu'une rationalisation
bureaucratique et un renouvellement des institutions doperont le
processus d'intégration. Emportée par le modeste succès
de l'Euro - en dépit de certaines prédictions apocalyptiques
émises par ses détracteurs, en majeure partie britanniques
et américains - Bruxelles a fait un pas en avant, en prévision
d'une expansion significative, à travers la conférence
de renouvellement des institutions européennes. Cependant,
même les plus fervents partisans de l'expansion concèdent
que dans le meilleur des cas, une intégration politique significative
devra nécessairement se limiter pour un temps à un
noyau interne à L'U.E., donnant peut-être lieu de ce
fait à une Europe dite "à vitesse multiple et à
géométrie variable". Même s'il devait en être
ainsi, on peut douter que cette formule résoudrait la tension
fondamentale entre intégration et extension en ce qui concerne
le développement d'une politique étrangère
commune. Une Europe ainsi faite serait synonyme d'une division entre
membres de première et de seconde catégorie, ces derniers
contestant toute décision de politique étrangère
prise en leur nom par un directoire d'Etats censés être
plus authentiquement européens.
Dans tous les
cas, l'élargissement promet lui aussi de devenir un travail
de plus en plus absorbant et de plus en plus complexe. Avec deux
cents équipes de l'U.E se préparant à entamer
le pénible processus de négociations des modalités
d'accès avec la quelque douzaine de nations candidates, il
est à supposer que le rythme de l'expansion va se ralentir,
en raison d'une complexité inhérente d'une part, et
d'un manque de volonté des Etats membres de L'UE d'autre
part. En fait, l'admission de n'importe lequel des Etats d'Europe
Centrale d'ici 2004 est de plus en plus problématique. Et
pourtant, l'expansion est inévitable à long terme.
Une Europe amputée ne saurait être une véritable
Europe. Un vide géopolitique entre l'Europe et la Russie
serait dangereux. De plus, l'Europe occidentale dont la population
vieillit se mettrait à stagner sur le plan économique
et social. Il n'est donc pas surprenant que certains leaders de
la planification européenne aient commencé à
défendre l'idée d'une Europe à trente-cinq
ou quarante membres d'ici 2020 - une Europe qui constituerait un
tout géographique et culturel, mais qui serait sans aucun
doute diluée sur le plan politique.
Une question
de muscle
Ni l'intégration
ni l'expansion ne sont donc en mesure de créer l'Europe vraiment
européenne à laquelle aspirent certains européens
et que certains américains redoutent. En effet, un nombre
croissant d'européens pressent que la combinaison de l'Euro
et d'une intégration couplée d'une expansion très
progressive ne pourra donner naissance qu'à la souveraineté
économique. La conscience politique qu'il faut quelque chose
de plus incita en 1999 les trois puissances Européennes majeures
- la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne - à s'associer
dans un même effort pour mettre sur pied un potentiel militaire
européen crédible, et pour le faire avant même
que ne surgisse une Europe intégrée dotée d'une
politique étrangère propre la définissant.
La force militaire européenne en projet est destinée
à muscler un peu une politique étrangère et
de sécurité commune (PESC), qui doit être ébauchée
à partir du poste nouvellement créé de Haut
Représentant pour la politique étrangère et
de sécurité commune.
La force européenne
d'intervention rapide ainsi projetée, censée être
opérationnelle en 2003, constituera la première manifestation
tangible d'une Europe politique. Par contraste avec l'Eurocorps,
entité déjà existante mais largement symbolique
- composée principalement de Français, d'Allemands,
d'Espagnols et de recrues diverses, et qui ne dispose ni d'une mobilité
ni d'un réel potentiel militaire -, la force en projet serait
rassemblée en cas de besoin à partir d'unités
de combat présélectionnées à cet effet,
totaliserait jusqu'à 60 000 hommes susceptibles de se déployer
dans un délai de 60 jours, et serait en mesure de se maintenir
sur un champ d'opération "intérieur ou adjacent à
l'Europe" durant au moins un an. Dans les faits, selon diverses
estimations européennes, une telle force équivaudrait
à un corps complet, soutenu par environ 150 à 300
avions, 15 grands navires de combat, un potentiel de transport aérien
stratégique et les "C3I" requis (commandement, contrôle,
communications et information). Les experts militaires européens
doivent conduire un audit accéléré de l'inventaire
des moyens européens disponibles, afin que la force européenne
puisse s'engager dans le maintien de la paix ou même dans
certaines opérations de combat limitées (par ailleurs
non spécifiées). Son apparition marquerait l'émergence
d'une authentique Identité Européenne de Sécurité
et de Défense (IESD) susceptible de mener une action militaire
en dehors du cadre de l'OTAN.
Toutefois,
l'initiative de défense européenne - motivée
par un réel sentiment d'inadéquation militaire de
l'Europe mis en évidence par la guerre du Kosovo, aiguillonnée
par les ambitions françaises, mais tempérée
par la tendance des allemands et des britanniques à rassurer
les américains - doit encore passer avec succès trois
épreuves fondamentales : cette force pourra-t-elle se déployer
rapidement, disposera-t-elle des moyens militaires et logistiques
nécessaires ? L'Europe a les moyens de mettre une telle force
sur pied, mais en a-t-elle la volonté?
À l'heure
actuelle, on est en droit d'être sceptique. Les leaders européens
de la défense ont déclaré que la force en question
pourrait être constituée sans entraîner de dépenses
supplémentaires, au moyen d'une réaffectation très
ciblée de certains éléments des budgets de
défense existants. Cette proposition constitue un défi
au bon sens. Pour les commentateurs européens sérieux,
il est évident que la force en projet exigera des améliorations
dans les secteurs du contrôle logistique central, des dépôts
militaires conjoints, et probablement des exercices militaires conjoints.
Ceci impliquerait des coûts supplémentaires, sans parler
du besoin plus fondamental de moyens de reconnaissance et de services
de renseignements adéquats ainsi que d'une industrie européenne
de défense plus compétitive et mieux consolidée.
Cependant, le pourcentage global des budgets européens alloués
à la défense ainsi qu'à la recherche et au
développement dans les secteurs voisins a en fait diminué
ces dernières années, et les dépenses européennes
en matière de défense ont chuté d'environ 22
% en termes réels depuis 1992.
Le fait que
le sérieux militaire de l'entreprise soit miné par
la parcimonie politique constitue un aspect critique de la question.
Ainsi que l'écrivait Daniel Vernet dans Le Monde en Septembre
1999, pour que la force européenne voit le jour, les européens
"doivent savoir exactement ce qu'ils veulent, définir des
programmes de restructuration de la défense (délicats
politiquement et coûteux financièrement) et enfin,
allouer des ressources budgétaires à la mesure de
leurs ambitions." De surcroît, pour maintenir une force de
60 000 hommes sur le terrain durant plus d'une année, il
faut disposer d'un pool de rotation d'environ 180 000 soldats européens
prêts à combattre. Ce n'est pas le cas.
Une autre complication,
qui jette un doute supplémentaire sur la crédibilité
de l'entreprise envisagée, réside dans le fait que
certains Etats européens sont membres de L'U.E., mais pas
de l'OTAN (les "neutres"), et que d'autres sont membres de l'OTAN,
mais pas de l'UE (les "chevaux de Troie" des américains,
d'après certains "européanistes"). De ce fait, la
nature de leur relation future à l'IESD est incertaine, et
complique en tous cas inévitablement la situation. Enfin,
et c'est peut-être le point le plus important, l'intégration
de la force en question aux dispositifs déjà en place
de l'OTAN pourrait constituer une source de perturbations sur le
plan opérationnel et de divisions politiques.
En définitive,
le destin le plus vraisemblable de l'IESD est que la force en projet
ne constituera ni une rivale de l'OTAN, ni le second "pilier" européen
qui fait défaut depuis si longtemps à la mise en place
d'une alliance plus équilibrée. Même si les
Européens vont probablement renforcer quelque peu leurs équipements
militaires et leurs structures de commandement communes, en particulier
après l'absorption prévue de l'Union de l'Europe Occidentale
par l'U.E elle-même, il est bien plus probable qu'au cours
des cinq prochaines années, on assistera à l'émergence
par bribes d'un potentiel européen relativement amélioré,
pouvant contribuer à un maintien de la paix hors OTAN dans
certaines zones de troubles où la violence reste relativement
limitée (selon toute vraisemblance dans les Balkans). Concrètement,
ledit pilier européen sera moins constitué d'acier
et de béton que de papier mâché. Par conséquent,
l'Europe sera loin de devenir une puissance mondiale complète.
Aussi douloureux que ce soit pour ceux qui aimeraient voir une Europe
dont l'importance politique serait vitale, il demeure que la plupart
des Européens ne sont pas disposés non seulement à
mourir, mais même à payer pour la sécurité
de l'Europe.
Lorsque les
responsables politiques américains élaborent la politique
américaine vis-à-vis de l'Europe, ils devraient garder
à l'esprit cette simple recommandation : ne faites pas du
mieux l'ennemi du bien. Du point de vue de Washington, le "mieux"
serait une Europe politiquement unifiée, membre dévoué
de l'OTAN : qui consacrerait autant de fonds que les Etats-Unis
au budget de la défense mais qui les affecterait presque
intégralement à l'amélioration des moyens de
l'OTAN ; qui serait favorable à des interventions "hors zone"
de l'OTAN permettant ainsi de réduire les tâches de
l'Amérique sur le plan mondial ; qui se conformerait enfin
aux choix géopolitiques américains concernant les
régions adjacentes, la Russie et le Moyen-Orient en particulier
; qui se montrerait accommodant sur des sujets tels que le commerce
et la finance internationaux. Le "bien", c'est une Europe : qui
est plus qu'un concurrent sur le plan économique ; qui renforce
progressivement l'approfondissement de la construction européenne
tout en restant à la traîne pour ce qui est d'une véritable
indépendance militaire et politique ; qui perçoit
son propre intérêt dans le déploiement persistant
des forces américaines à la périphérie
des frontières de l'Europe avec l'Eurasie, même lorsqu'elle
s'irrite de sa dépendance partielle et cherche timidement
à s'émanciper progressivement.
Les responsables
politiques américains devraient reconnaître qu'en réalité
le "bien" sert des intérêts vitaux américains.
Ils devraient considérer que des initiatives telles que l'Identité
Européenne de Sécurité et de Défense
(IESD) reflètent la volonté européenne d'être
mieux considéré et que les recommandations critiques
- toute une série d'indications sur ce qu'il convient de
ne pas de faire, émanant à la fois du département
d'Etat et du Secrétariat à la défense - ne
font qu'augmenter les ressentiments des Européens et peuvent
potentiellement conduire les Allemands et les Anglais à se
rallier aux positions françaises. D'ailleurs, l'opposition
américaine à cet effort ne peut aboutir qu'à
convaincre (à tort) certains Européens que l'OTAN
est plus importante pour la sécurité américaine
qu'elle ne l'est pour la sécurité européenne.
Enfin et surtout, au vu des réalités européennes,
l'IESD pose essentiellement à l'OTAN des problèmes
d'ordres fonctionnels et il est peu probable qu'ils puissent êtres
résolus de manière constructive si on les érige
en questions de principe.
Dès
lors, les mises en garde alarmantes invoquant un "découplage"
sont contre-productives. Elles ont une connotation dogmatique et,
comme telles, menacent de transformer des désaccords susceptibles
d'être conciliés en différends générateurs
de débats doctrinaux. Elles rappellent les précédents
conflits qui ont eu lieu au sein de l'OTAN et qui n'ont abouti à
rien de bon : qu'il s'agisse du projet avorté d'une Force
Nucléaire Multilatérale au début des années
60, qui a accéléré le développement
du programme nucléaire français ; ou, plus récemment,
de la brève crise de 1999 consécutive aux initiatives
énergiques des Américains tendant à remodeler
l'OTAN en une sorte d'alliance mondiale ("hors zone") que le début
de la guerre du Kosovo a tôt fait de ramener sur terre.
De tels conflits
diminuent la portée et détournent d'une réalité
fondamentale : l'OTAN, qui est une véritable réussite,
est peut-être loin d'être parfaite mais elle n'a pas
besoin d'une restructuration totale.
À ce
stade, il convient de se poser la question suivante : en supposant
que la nouvelle force européenne voit le jour d'ici 2003,
où et comment pourrait-elle agir seule ? Dans quelles conditions
pourrait-elle agir de manière décisive, sans avoir
les garanties préalables d'un soutien de l'OTAN et sans dépendre
en fait de certains moyens de l'OTAN ? Supposons qu'il y ait un
conflit en Estonie, le Kremlin provoquant d'abord l'agitation de
la minorité russe puis menaçant d'intervenir ; l'Europe
ne lèverait pas le petit doigt sans un engagement direct
de l'OTAN. Imaginons la sécession du Monténégro
suivie d'une invasion serbe ; sans la participation des Etats-Unis,
la force européenne en projet serait probablement vaincue.
Tant que des troubles surgissant dans quelque province européenne
- telle que la Transylvanie ou même la Corse ! - s'avéreront
davantage à la mesure d'un déploiement des forces
de maintien de la paix européenne (comme ce fut le cas en
Bosnie), un tel type d'intervention ne donnera pas véritablement
l'exemple d'une Europe devenant "un acteur indépendant sur
la scène internationale", pour reprendre les termes du Ministre
de la Défense français, Alain Richard.
Dans l'hypothèse
d'une mission véritablement importante, la force européenne
en projet ne pourrait pas encore se passer des moyens de l'OTAN
dans les domaines clés de la reconnaissance, des renseignements
et des ponts aériens. Ces moyens, bien que consacrés
à l'OTAN, sont principalement d'origine américaine.
Par conséquent, l'OTAN serait de facto impliquée,
même dans le cas où elle aurait initialement fait usage
de sa possibilité de refus initial. En bref, si la crise
est grave, la réaction européenne ne sera pas indépendante,
et si la réaction est indépendante, cela signifiera
que la crise n'est pas grave.
Il est certain
que des ajustements internes à l'OTAN ne pourront être
évités à mesure que l'Europe se transformera
progressivement en une entité mieux définie. L'IESD
rendra les processus de décision de l'OTAN relativement plus
pesants, et la contribution européenne au renforcement militaire
de l'OTAN pourrait même souffrir de façon marginale
de la quête européenne d'une force militaire propre.
L'IESD, particulièrement une fois que les Européens
auront mis sur pied un organisme de défense interne propre
à l'U.E, aura également pour effet de favoriser l'existence
d'une perspective stratégique européenne commune,
dont l'Amérique devra tenir compte. Mais il est à
supposer qu'une position sécuritaire européenne commune
surgira davantage d'une consolidation progressive de l'industrie
de défense et d'un effort d'équipement plus soutenu
que de la mise en place à la hâte - à plus forte
raison d'ici 2003 - d'une unité de combat autonome.
En fait, la
sous-performance européenne mise en évidence à
l'occasion de la guerre du Kosovo est de moindre conséquence
pour l'OTAN que son absence de performance après la guerre
du Kosovo. La triste réalité, c'est que l'"Europe"
est non seulement incapable de se protéger, mais qu'elle
n'est pas même en mesure de maintenir l'ordre en son sein.
L'inaptitude des Etats européens à s'engager de manière
totalement autonome dans un maintien efficace de la paix dans une
petite région peu puissante - et leur réticence à
fournir les fonds nécessaires à sa reconstruction
économique - constitue un défi plus sérieux
et plus persistant pour la cohésion de l'OTAN que l'IESD.
Il est probable que ce problème sera à l'origine d'un
sentiment de malaise grandissant des U.S.A sur la question du rôle
adéquat des forces américaines affectées à
la défense de l'Europe.
À plus
brève échéance, le projet des U.S.A de déployer
un système de défense anti-missiles pourrait constituer
- de par sa portée stratégique - un motif de dissensions
encore plus sérieux. Le débat actuel autour de la
défense anti-missiles aux Etats-Unis est orienté essentiellement
par des considérations de politique intérieure, et
une décision unilatérale de l'Amérique serait
sans nul doute mal accueillie en Europe. En fait, une attitude unilatérale
de la part des américains dans cette affaire pourrait avoir
des conséquences bien plus sérieuses que le prétendu
effet de "découplage" de l'IESD sur la sécurité
de l'Amérique et de l'Europe, qui suscite les inquiétudes
les plus vives des U.S.A. Si les liens transatlantiques doivent
demeurer la priorité stratégique centrale de l'Amérique,
il est nettement préférable à ce stade d'entamer
des débats extensifs avec les alliés de l'Amérique
concernant la possibilité de réalisation, les coûts,
les échanges en matière de défense et les effets
politiques ainsi que stratégiques du déploiement d'un
tel système anti-missiles. Quoiqu'il en soit, il est trop
tôt pour émettre un jugement même prudent pour
déterminer dans quelle mesure la mise en place d'un tel bouclier
de défense est urgente et praticable.
En attendant,
la poursuite de l'extension de l'OTAN devrait constituer une priorité
stratégique fondamentale pour les Etats-Unis. L'élargissement
de l'OTAN offre les meilleures garanties possibles de la persistance
des liens de sécurité transatlantiques. Elle sert
à créer une Europe plus sûre, pourvue de moins
de zones d'ambiguïté géopolitique, tout en augmentant
l'importance de l'enjeu que représente pour l'Europe l'existence
d'une alliance qui soit essentielle et crédible. En fait,
il semble sensé de plaider pour une révision de la
décision de l'OTAN qui, en 1999, n'envisageait pas de revenir
à la question de l'élargissement avant 2002, et pour
l'accomplissement dès 2001 d'un réel effort pour déterminer
de nouveaux membres, après l'entrée en fonction d'un
nouveau président. Plusieurs pays semblent être prêts
pour leur intégration et remplissent non seulement les critères
fixés récemment pour la Pologne, La République
Tchèque et la Hongrie, mais aussi ceux fixés par le
passé pour l'Espagne. Une reprise anticipée du processus
d'élargissement signalerait clairement que non seulement
les liens de sécurité transatlantiques demeurent vitaux,
mais aussi que l'Amérique et L'Europe ont sérieusement
l'intention de donner forme à une Europe sûre qui soit
vraiment d'envergure européenne.
Le soutien
de la reprise du processus d'élargissement de l'OTAN est
en harmonie avec les intérêts américains en
jeu dans l'expansion de l'UE. Plus l'Europe s'agrandira, moins les
menaces internes ou externes seront susceptibles de mettre sérieusement
en danger la paix internationale. En outre, à long terme,
plus l'appartenance à L'OTAN et l'appartenance à L'UE
se recouperont, plus la cohésion de la communauté
transatlantique sera forte et plus les points de vues atlantistes
et "européanistes" seront complémentaires. Il faut
se réjouir du fait que certains des candidats aptes à
entrer dans l'OTAN ou dans l'UE à l'heure actuelle soient
précisément les mêmes pays. Les Etats-Unis peuvent
soutenir de manière convaincante que la Slovénie,
la Slovaquie et la Lituanie remplissent ou sont proches de remplir
les critères d'entrée dans l'OTAN. Selon une étude
comparative élaborée par Pricewaterhouse Coopers,
plusieurs Etats d'Europe centrale (y compris la Slovénie
et l'Estonie) seraient plus qualifiées - en termes de stabilité
macro économique, de PNB, d'interaction économique
avec l'UE et d'infrastructures économiques - pour l'entrée
dans l'UE que ne l'était en son temps la Grèce. Récemment,
The Economist releva que la Pologne et la République Tchèque
- déjà toutes deux membres de l'OTAN - étaient
plus qualifiées que l'Italie ! Ceci rend d'autant plus aberrant
que "les critères d'accès actuels" soient "plus nombreux
et plus stricts que ceux que durent remplir les pays d'Europe méridionale
qui rejoignirent l'UE plus tôt."
Le fait que
certains pays méritent d'entrer à la fois dans l'UE
et dans l'OTAN devrait favoriser un soutien plus appuyé des
Etats-Unis à l'élargissement des deux entités.
C'est pourquoi la tenue de consultations à un haut niveau
entre OTAN et UE, autour d'un élargissement par étapes,
progressif et continu serait tout à fait indiqué.
À ce stade, il serait toutefois prématuré d'émettre
des spéculations à propos des frontières externes
éventuelles de ces deux entités, qui, espérons
le, se recouperont. Beaucoup dépendra de l'évolution
de la Russie, pour laquelle il faudra laisser ouvertes les portes
d'une Europe atlantiste. Une Union Européenne élargie
et recoupant l'OTAN est susceptible d'encourager une évolution
positive de la Russie, en étouffant de vieilles tentations
impérialistes. La Russie pourrait alors trouver qu'il est
dans son propre intérêt d'être conciliante et
de s'associer à l'OTAN. Si tel n'est pas le cas, alors une
OTAN élargie fournira la sécurité nécessaire
à une Europe plus vaste. Quoiqu'il en soit, il serait peu
judicieux d'exclure a priori de l'OTAN ou de L'UE tout Etat européen
répondant aux critères requis.
De plus, d'un
point de vue géopolitique et économique, il n'est
pas prématuré de noter qu'une fois que l'OTAN et l'Europe
se seront toutes deux étendues au point d'inclure les Pays
Baltes et certains Etats d'Europe méridionale, l'inclusion
de la Turquie et de Chypre (après la mise en place d'un compromis
entre la Turquie et la Grèce) mais aussi d'Israël (après
l'accomplissement d'une paix complète avec tous ses voisins)
pourraient bien devenir également souhaitable. En outre,
à mesure que l'Europe s'étendra, il arrivera un moment
où la communauté transatlantique devra réagir
aux signaux provenant de pays tels que l'Ukraine, La Georgie et
même l'Azerbaïdjan, et indiquant que leur but à
long terme est de se qualifier pour participer à la grande
entreprise historique qui s'accomplit au sein de l'UE sous la protection
du bouclier sécuritaire américain.
Tout en encourageant
ce grand projet, les Etats-Unis devraient continuer à apporter
leur soutien à l'UE dans sa quête d'une intégration
plus approfondie, même si ce soutien demeure essentiellement
rhétorique. Les Etats-Unis ont sagement évité
de se rallier à l'opposition des Conservateurs britanniques
à l'égard de l'unité tant politique que monétaire
de l'Europe, et ils devraient également éviter la
tentation récurrente de se réjouir du malheur d'autrui
("Schadenfreude") lorsque l'Europe trébuche. C'est précisément
parce que l'intégration européenne sera lente et que
ses structures étatiques seront différentes de celles
de l'Amérique, que cette dernière n'a pas à
redouter l'émergence d'un rival. Les relations transatlantiques
ressemblent davantage à un mariage dans lequel on retrouverait
aussi bien des différences respectées de part et d'autre
- comprenant notamment une certaine répartition des tâches
- que des points communs, ces deux aspects servant en réalité
à consolider le partenariat. Il en a été ainsi
tout au long de la moitié du siècle dernier, et cela
le restera encore pour les temps à venir.
En fait, le
caractère évolutif du système international
devrait renforcer le lien transatlantique. L'Europe et les Etats-Unis
représentent à eux deux moins de 15 % de la population
mondiale et ressortent manifestement comme des îlots de prospérité
et de privilège dans un environnement mondial bouillonnant
et agité. Dans une époque où les communications
sont instantanées, la conscience de l'inégalité
peut rapidement se traduire par une hostilité politique à
l'encontre de ceux qui sont enviés. Dès lors, l'intérêt
personnel aussi bien que la conscience d'une vulnérabilité
potentielle doivent constituer le ciment d'une alliance durable
entre les Etats-Unis et l'Europe.
L'entité
européenne, située à la bordure occidentale
de l'Eurasie et à proximité immédiate de l'Afrique,
est plus exposée aux risques liés à la croissance
des troubles mondiaux que l'Amérique qui est plus cohérente
d'un point de vue politique, plus puissante sur le plan militaire
et plus isolée géographiquement. Les Européens
seraient confrontés à un danger plus immédiat
si un impérialisme à caractère nationaliste
devait à nouveau guider la politique étrangère
russe, ou si les troubles sociaux que connaissent l'Afrique et/ou
l'Asie Centrale et du Sud empiraient. La prolifération d'armes
de destruction massive, qu'elles soient nucléaires ou non,
accroîtra également le danger qui pèse sur l'Europe,
étant donné ses capacités militaires limitées
et la proximité d'Etats représentant une menace potentielle.
Ainsi, comme on peut le constater, l'Europe continuera à
avoir besoin de l'Amérique pour être véritablement
en sécurité.
Parallèlement,
des relations étroites avec l'Europe légitiment, d'un
point de vue philosophique, et donnent une perspective claire au
rôle mondial de l'Amérique. Elles permettent de créer
une communauté d'Etats démocratiques sans laquelle
les Etats-Unis seraient seuls face au monde. La préservation,
le renforcement, et, plus particulièrement l'élargissement
de cette communauté - destinés à "assurer les
bienfaits de la liberté pour nous-mêmes et pour la
postérité"- doit demeurer la mission historique cruciale
de l'Amérique.
Traduction
Forum (BH - AR)
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