Joseph Rovan est également Président du Bureau International
de Liaison et de Documentation et Directeur de "Documents".
L'Europe
unie est encore beaucoup moins unie que ne le sont les Etats-Unis
d'Amérique. Il est vrai que ces derniers se sont assemblés
il y a plus de deux cents ans et que l'Europe n'a commencé
son unification qu'il y a un demi siècle à peine.
Et surtout : les colonies britanniques qui se sont groupées
pour s'émanciper de la Grande-Bretagne et qui ont soutenu
contre elle une guerre longue et meurtrière, ont d'emblée
atteint un degré d'unification qui en a fait un Etat, même
si son nom s'énonce au pluriel. Les Etats-Unis d'Amérique
sont un Etat - et les Etats membres de l'Union européenne
n'en forment toujours pas un. Le tout est de savoir s'ils y parviendront
et quand. Et question antérieure encore : veulent-ils en
arriver là, veulent-ils former l'Etat européen, la
puissance européenne, la " Puissance mondiale Europe " ?
Et s'ils ne le veulent pas (ou pas encore, ou pas clairement) seront-ils
contraints d'en arriver là, sous peine de ne plus compter
dans le monde. C'est là notre vrai problème. A Paris
et à Londres (beaucoup moins à Berlin et à
Rome) l'on continue à faire de la politique et à gouverner
comme si la France et la Grande-Bretagne étaient des Etats
indépendants, des Etats souverains, des grandes puissances
; or, seules les grandes puissances sont véritablement souveraines
- les autres Etats, petits ou moyens ont une indépendance
interstitielle - dans la mesure où le jeu des vraies grandes
puissances leur accorde une certaine autonomie, la possibilité
de vivre selon leurs propres lois tant que cela ne contrarie pas
gravement le jeu d'une des vraies grandes puissances, voire mieux
celui de plusieurs et même de toutes, car elles se conditionnent
mutuellement. L'initiative ou simplement le projet d'une des puissances
moyennes peuvent convenir à l'une des grandes ou à
plusieurs, et plusieurs, voire toutes peuvent avoir intérêt
à ce que les moyens d'action ou de nuisance d'une ou de plusieurs
des puissances moyennes se neutralisent mutuellement. Prenons l'exemple
du Proche orient : la France et l'Angleterre n'y jouent plus de
rôle autonome, mais les restes d'influences possibles ou réels
qu'y conservent l'une ou l'autre, peut encore jouer un rôle
au profit ou au détriment de l'une des vraies grandes puissance
: USA, Russie, Chine, Inde (ces dernières, dans le cas ici
retenu n'étant pas (encore) réellement présentes).
Même dans des régions où les anciens, les ex-grands,
ont encore une présence relativement forte ( par exemple
la France en Afrique du Nord), cette position résiduelle
continue à se réduire rapidement : en Afrique du Nord,
les USA dictent de plus en plus exclusivement les conditions du
jeu des pouvoirs, et la France ne pourra s'y maintenir qu'en entrant
dans le jeu américain avec une coloration partielle propre.
Si les Européens
voulaient véritablement modifier ces conditionnements (mais
le veulent-ils vraiment et le voudraient-ils ensemble ?), ils devraient
transformer leur union actuelle, qui est une association d'Etats
ayant mis en commun certaines de leurs activités et certains
de leurs moyens, dans une véritable structure étatique
comme ce fut très vite le cas de l'autre côté
de l'Atlantique. Dès la fin de la guerre avec l'Angleterre
les USA furent un Etat par un certain nombre de compétences
essentielles, et ce n'est pas (encore) le cas pour l'Europe, en
dépit de l'existence de l'euro et des compétences
considérables que possèdent les institutions bruxelloises.
La possibilité d'une vie politique moniste est réaliste,
mais cette possibilité n'emporte pas l'existence d'une vie
politique fédérale qui n'existe presque pas encore
en Europe.
Si les Européens
veulent un Etat confédéral européen, - l'accent
étant mis sur le mot " Etat " - la question se pose de savoir
quelles réactions une telle volonté susciterait de
l'autre côté de l'Atlantique. L'Europe unie, l'Union
de l'Europe, était d'une utilité évidente pour
les USA tant que ceux-ci devaient soutenir le conflit permanent,
la rivalité des deux seuls " Très Grands " face et
avec l'Union soviétique. La disparition au moins relative
de cet adversaire-partenaire de poids comparable, rend la perspective
de l'Union européenne plus gênante que positive pour
les responsables de Washington. Mais nous savons que l'éclipse
de la Russie (relative d'ailleurs, elle aussi) n'aura qu'un temps
- et que pendant ce temps la Chine et l'Inde verront leur puissance
accéder de plus en plus rapidement à un rang mondial.
Dans le système des quatre premières puissances mondiales,
l'existence d'un cinquième " Grand " partenaire fondamental
des Etats-Unis d'Amérique, prendra une signification nouvelle,
aura pour Washington une nouvelle influence positive. Cet avenir
est déjà en train de devenir présent. C'est
pourquoi, si les Européens le veulent, l'Europe, Etat uni,
l'Europe puissance mondiale, ne se heurtera pas à une hostilité
systématique de l'Amérique, bien au contraire.
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