Pour entrer immédiatement dans le vif du sujet, je voudrais vous
faire part de ma conviction profonde sur ce thème, qui alimente
à l'infini les débats des experts et les analyses des journalistes.
Elle repose sur un double constat. Tout part en Europe de l'entente
franco-allemande. Elle est aujourd'hui plus nécessaire que jamais.
Tout part en Europe de l'entente franco-allemande. C'est finalement
un constat banal. Si banal que certains ont fini par croire qu'elle
avait le statut d'une loi de nature, tant qu'au moindre désaccord
entre l'Allemagne et la France il est immédiatement question de
crise. En réalité, l'entente franco-allemande c'est du politique
concentré. C'est parce que nous l'avons voulu qu'il y a eu la réconciliation
franco-allemande, qui fonde, depuis la fin de la seconde guerre
mondiale, notre relation. Je crois que l'idée de mettre au cœur
de nos relations la volonté de surmonter notre histoire et de s'émanciper
de ses séquelles, pour construire ensemble notre avenir, garde une
portée universelle.
Pourtant les différences entre nos deux pays restent nombreuses.
Je ne connais guère de sujets sur lesquels, au départ les positions
soient identiques. Il y a une complicité latine entre la France
et l'Italie, une sympathie marquée de réserves avec l'Espagne, une
entente parfois avec la Grande-Bretagne, une courtoisie lucide,
une alliance de raison ou un accord de circonstance avec tel autre
de nos partenaires. Il y a rarement connivence spontanée entre Français
et Allemands. Demandez à n'importe quel homme politique, industriel,
artiste: les clichés ont la vie dure tant les différences sont profondes.
Beaucoup sépare Français et Allemands sauf, et c'est décisif, parce
que ça change tout, l'essentiel, c'est à dire leur volonté irréductible
de rapprocher les positions pour faire prévaloir l'intérêt européen
sur les antagonismes nationaux. Résultat de notre volonté politique
commune, l'entente entre nos deux pays n'est pas un acquis. Elle
se construit en permanence. Ce faisant, nous produisons, si j'ose
dire, de la convergence. Et bien souvent, sur la base de ce travail
de synthèse, l'accord de l'ensemble des partenaires est alors possible.
Des doutes pourtant s'insinuent de manière récurrente. La France
et l'Allemagne ne seraient plus capables de porter un projet européen
mobilisateur. Avec la fin de la guerre froide, les différences seraient
devenues des divergences indépassables. L'Europe à l'heure de la
mondialisation n'aurait plus guère besoin de s'affirmer comme union
politique. Je ne partage pas ces critiques, mais les inquiétudes
qu'elles manifestent ne doivent pas être considérées illégitimes.
Au cours de ces dernières années, nous avons trop souvent donné
l'impression que l'Europe que nous faisions était une énorme machinerie
molle et technocratique. Nous avons débattu de l'euro, aussi décisive
que soit la question de la convergence économique, en oubliant que
la monnaie unique était en même temps un projet politique, porté
d'abord par l'Allemagne et la France, qui visait à tremper définitivement
l'unité de l'Europe. Nous nous sommes concentrés sur la question
de la nécessaire stabilité monétaire en oubliant que pour nous,
Allemands -avec l'économie sociale de marché- et Français -avec
notre modèle social- l'enjeu était bien la croissance et l'emploi,
la cohésion et la solidarité sociales.
Je dis nous, Allemands et Français, parce que j'ai la conviction
que la perception d'un certain essoufflement du projet européen
est une responsabilité partagée. D'abord nous sommes les seuls à
pouvoir, ensemble, faire avancer l'Europe. Il n'y a naturellement
pas de directoire franco-allemand, mais deux Etats singuliers, conscients
de leurs responsabilités et de leurs intérêts, conscients que leur
partenariat a permis la construction européenne. C'est une relation
étroite, ouverte et non-exclusive. C'était vrai à Six, ce l'est
plus encore à Quinze. Cette idée a trouvé sa traduction dans le
nouveau traité d'Amsterdam avec "les coopérations renforcées" qui
permettront à tous ceux qui veulent continuer d'entreprendre de
le faire sans être arrêtés par les hésitants ou les sceptiques.
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'initiative sur cette question
est venue de nos deux pays.
Ensuite, nous avons été à tour de rôle sur la réserve. Pendant des
mois l'insistance de notre partenaire allemand à mettre en place
un système quasi mécanique de sanctions et des contraintes automatiques
sur les politiques budgétaires pour assurer la stabilité monétaire
a pu faire accroire que la politique avait été évacuée. Quand nous
parlions alors de gouvernement ou de pôle économiques, pour tenter
de réintroduire l'autorité politique, nous étions soupçonnés de
vouloir remettre en cause l'indépendance de la future banque centrale
européenne. Ce débat, autour de la lecture du Traité de Maastricht,
avait une allure d'autant plus étrange et surréaliste qu'à l'origine
c'est François Mitterrand qui avait rejeté l'idée d'Helmut Kohl
selon laquelle il aurait fallu introduire des dispositions institutionnelles
pour permettre à l'union politique d'avancer au moins aussi vite
que l'union économique et monétaire. Ce chassé croisé a pu alimenter
un double malentendu.
Je crois que, après le sommet de Weimar et la rencontre de Münster,
nous avons remis la politique au poste de commande. Il était temps
parce que les échéances à venir, qui sont cruciales pour la construction
européenne, exigent une détermination forte de nos deux pays. Vous
les connaissez. Il y a le passage à l'euro et surtout, désormais,
comment vivre avec la monnaie unique. C'était l'enjeu du débat sur
la nécessité d'une coordination des politiques économiques, qui,
à la suite de l'accord franco-allemand, sera tranché au prochain
Conseil européen de Luxembourg. Il y a l'élargissement, les questions
financières, les politiques communes, la réforme institutionnelle.
Le calendrier européen est chargé.
Je suis convaincu que l'euro provoque et continuera de provoquer
un choc fédérateur, permettant à la fois la mobilisation des énergies
et l'affirmation de l'Europe, comme communauté et comme puissance.
Mais il ne s'agit pas d'un effet mécanique dont l'issue serait garantie,
tout au plus pouvons nous dire que le climat est à nouveau favorable.
Nous serons jugés sur notre capacité à prendre des initiatives,
à faire preuve d'audace et d'imagination, à rester la force inspiratrice
de la construction européenne. Ce n'est pas seulement devant nos
partenaires que nous aurons à répondre mais devant les opinions
et les peuples d'Europe. La paix et la réconciliation, la réunification
allemande, l'extension de la démocratie à notre continent, la solidarité,
tout cela est à verser au crédit de l'Europe, et donc aussi au nôtre,
pour la part que nous y avons prise. Mais nous sommes aussi comptables
de l'impuissance devant les tragédies internationales, plus encore
quand elles touchent notre continent, de la montée du chômage et
de la pauvreté, du retour des nationalismes et de la xénophobie.
Un sondage, que j'ai fait réaliser en septembre, montrait quelles
étaient les attentes de l'opinion française. Elle veut plus d'Europe,
plus vite. Certes c'est un sondage qui concernait les Français,
mais je n'ai pas de doute que l'immense majorité des citoyens d'Europe
reste profondément attachée au projet européen. Les méandres et
les hésitations de la construction européenne nourrissent leurs
déceptions et leur scepticisme. C'est à ces attentes que nous devons
répondre. L'histoire de la relation franco-allemande témoigne de
la force de ce partenariat singulier. Pourquoi baisserions nous
les bras aujourd'hui face aux échéances cruciales de l'Union européenne?
Je suis convaincu que notre détermination à cheminer ensemble, inspirée
par notre compréhension respective que notre avenir commun est l'Europe,
ne fera pas défaut. Et puis, avons nous le choix? L'Allemagne et
la France ont une obligation vitale de résultat.
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