Lorsqu'il y a dix ans le Rideau de fer s'est effondré, entraînant
dans sa chute le communisme, peu d'entre nous se doutaient alors
de l'importance des enjeux qui allaient en naître et des défis que
devrait relever l'humanité.
Mais revenons sur quelques-unes de ces questions.
Lorsque notre continent était divisé en deux et que sa plus grande
partie se trouvait encore sous la domination soviétique, la vocation
de l'Europe occidentale était assez claire :
- défendre les valeurs démocratiques, grâce à une meilleure coopération
entre les Etats, notamment dans la sphère économique, en éliminant
tout conflit les opposant, mais également en unissant leurs forces
pour le bien de tous ;
- démontrer clairement la supériorité de son système économique
fondé sur la liberté de l'homme et sur l'esprit d'entreprise, grâce
à ses résultats économiques et sociaux.
Ces objectifs communs des pays d'Europe occidentale les ont conduits
à un rapprochement de plus en plus étroit aboutissant à une intégration
économique et politique. La proximité d'un empire totalitaire donnait
un sens à leurs efforts d'intégration, en les stimulant à maints
égards. En faisant planer une ombre menaçante sur l'Europe occidentale,
l'empire soviétique donnait une raison à ces rapprochements. Et
c'est cette prise de conscience qui allait être le moteur naturel
de son unification.
En d'autres termes, face au péril communiste, l'Europe démocratique
savait fort bien ce qui l'unissait et pourquoi il fallait rester
solidaire.
Or, la menace a disparu avec la fin de la guerre froide et le monde
est devenu différent, nettement plus compliqué. Tout laisse à croire
que l'Europe unie sera amenée, sous la pression de la nouvelle conjoncture,
à s'interroger, tôt ou tard, sur son existence, ses possibilités,
ses perspectives et ses enjeux. Ce qui signifie repenser son identité
et sa vocation future. Penser l'Europe comme un espace économique
unifié pour mieux faire face à la concurrence américaine ou asiatique
est dépassé de nos jours. Cet argument n'est plus suffisant.
Oui, il est vrai que la construction européenne a connu une avancée
considérable dans les années quatre-vingt-dix juste après la chute
du communisme. Les Communautés européennes se sont transformées
en une Union européenne qui s'élargit significativement et qui commence
même à vivre un système de monnaie unique. Ce sont certainement
des résultats remarquables ! Et pourtant je n'arrive pas à me débarrasser
de la sensation que ces avancées ne sont que le résultat d'un processus
d'une autre époque, dans un autre contexte, et que ce projet se
laisse porter sans véritable impulsion nouvelle, sans réelle connaissance
de ses tenants et de ses aboutissants. On dirait que l'Europe en
formation n'a pas suffisamment pris en compte le contexte foncièrement
nouveau dans lequel elle évolue aujourd'hui pour tenter de repenser,
ou plutôt de s'interroger sur son essence. Ainsi peut-on penser
ici ou là - et je crains que cette impression ne se généralise -
que la construction européenne n'est que l'affaire de montages technico-administratifs
ou bureaucratiques et n'est plus compréhensible que par un nombre
de plus en plus restreint d'initiés. Par conséquent, le fait d'adhérer
ou de se tenir à l'écart de l'Europe ne serait motivé que par les
répercussions économiques concrètes qui affectent un groupe de citoyens
producteurs, contribuables ou consommateurs.
Le grand progrès réalisé par l'Europe ces dernières années ne signifie
pourtant pas qu'il ne faille pas se préoccuper davantage de son
essence. J'irai jusqu'à prétendre le contraire : plus le processus
est avancé, plus impérieuse devient cette préoccupation.
Bien que diversifiée et divisée, l'Europe a toujours formé et forme
encore une seule entité politique. L'histoire politique de cette
entité est donc avant tout celle de maintes tentatives de structuration
intérieure. Nous savons combien d'empires a connu l'Europe et combien
il est difficile de comprendre les alliances qui s'y sont forgées,
que ce soit à l'intérieur même de ces empires ou entre eux. Tantôt
éclairé, tantôt violent, cet ordre européen en mutation permanente
s'appuyait toujours sur le principe du pouvoir. Soit que les plus
forts, victorieux par les armes, imposaient aux vaincus leurs conditions,
soit qu'ils se ménageaient dans des alliances prenant rarement en
compte les aspirations des plus faibles, à moins que ces derniers
n'y opposent une résistance conséquente.
Après l'éclatement du Rideau de fer - conséquence ultime d'une construction
violente de l'ordre européen -, l'Europe a une chance qu'elle ne
s'est jamais vue accorder au cours de son histoire, la chance d'instaurer
enfin un ordre véritablement équitable qui ne soit pas fondé sur
la violence mais sur la justice, reflétant ainsi la volonté de toutes
les nations, de toutes les communautés et de tous les individus
vivant en Europe.
Telle est la première constatation élémentaire, voire banale, que
nous pouvons faire au sujet de l'Europe qui s'unit. Et pourtant,
peu nombreux sont les citoyens qui en sont conscients ! Et, malheureusement,
si peu d'hommes politiques !
Nous nous trouvons à l'une des plus importantes croisées des chemins
de l'histoire européenne. Le chemin que nous allons emprunter décidera
peut-être du destin de nombreuses générations futures. Il me semble
qu'il faut en être conscient à chaque prise de décision politique.
Cette conscience doit pénétrer systématiquement la vie publique.
Pour l'heure, nous n'avons pas le droit de subordonner un intérêt
particulier - électoral, politique, économique ou raison d'Etat
- à l'intérêt fondamental des futures générations européennes. La
pérennité des changements en Europe dépendra, dans une grande mesure,
de son ouverture intérieure. A savoir, à quel point cette ouverture
permettra aux uns de faire valoir leur différence sans restreindre
la liberté des autres.
En outre, l'Europe ne pourra profiter de cette chance qui lui est
offerte que si elle reste accessible à tous. Rien ne saurait retarder
l'admission de tout nouveau candidat une fois qu'il remplit toutes
les conditions requises, c'est-à-dire le respect de diverses normes
communes. Si l'on applique une politique de deux poids, deux mesures,
c'est-à-dire une politique de méfiance à l'égard des démocraties
nouvelles, de crainte qu'elles ne mangent une trop grande part du
gâteau, ou par peur de la nouveauté, l'Europe se divisera à nouveau.
Cette nouvelle division suscitera des inquiétudes beaucoup plus
sérieuses que le caractère nouveau des démocraties postcommunistes.
Par ailleurs, les occidentaux à qui cela échappe devraient se rappeler
deux choses : premièrement, la coresponsabilité historique de l'Occident
vis-à-vis d'une moitié de l'Europe qui lui a été arrachée pendant
si longtemps ; deuxièmement, l'espoir immense d'une paix et d'une
sécurité durables ainsi que l'importance des économies matérielles,
qui en découlent, valent bien une éventuelle privation, qui ne serait
d'ailleurs que temporaire.
Une Union européenne digne de ce nom doit refuser de se voir progressivement
marginaliser ou de s'exposer à de nouveaux malheurs européens. Elle
doit, au contraire, saisir l'unique opportunité raisonnable qui
se présente à elle : devenir une association européenne véritable,
donc paneuropéenne.
C'est une voie qui, je crois, mérite d'être empruntée. Je crois
aussi que les citoyens et les hommes politiques européens actuels
devraient comprendre qu'il y a des difficultés quotidiennes ou probables
que nous devons endurer dans l'intérêt de l'avenir. Qui n'a pas
saisi la dimension intemporelle de la construction européenne ne
comprend pas l'élément majeur de l'européanisme spirituel.
Et j'en arrive au cœur de cette réflexion. A savoir la question
de l'identité ou de l'essence européenne.
Qu'est-ce qui définit l'Europe ?
Il est nécessaire de voir pour l'avenir quels rôles jouent la culture,
la spiritualité et la civilisation européennes. L'Europe est un
espace où se marient admirablement, en un seul courant historique,
différentes sources, notamment de l'Antiquité, du judaïsme et de
la chrétienté. Comparé aux autres civilisations extra-européennes,
ce courant se distingue par nombre de traits particuliers, dont
le plus caractéristique est une nouvelle ou plutôt une conception
différente du temps. Comme si la tradition européenne voulait concevoir
le temps, d'abord sous forme d'histoire du Salut, puis sous celle
de l'idée du progrès ; notamment comme une possibilité de mouvement,
une invitation à progresser, à partir de l'ancien vers le nouveau,
du pire vers le meilleur. Projeté dans le temps européen, l'homme
est sûr de mieux comprendre le monde, dans toute sa dimension. Il
se sent obligé, en fonction de son savoir, de l'améliorer sans cesse,
de diffuser sa connaissance et ses procédés pour une vie meilleure.
Mouvement, évolution, progrès, changement, tels sont ses éléments.
Il conçoit son savoir comme universel. Or, ressentant une responsabilité
universelle, il se croit en droit de répandre ses idées et son progrès
sur toute la planète. Comme si la condition première d'une expansion
était scellée dans la nature même de la culture européenne ou de
la relation de l'Europe avec le monde. C'est en fin de compte compréhensible.
L'évolution tend vers la suprématie de la technique et celle-ci
appelle son utilisation. Instrument de conquête ou instrument de
défense, la question devient accessoire. Le concept du mouvement
se transforme en mouvement physique à travers l'espace. L'esprit
européen recèle alors une ambiguïté fatale : d'une part, un essor
fantastique du savoir rationnel et, par conséquent, le respect croissant
de l'être humain et de ses droits ; d'autre part, un expansionnisme
viscéral. Le sentiment de responsabilité du monde, typiquement européen,
revêt ainsi (paradoxalement, mais c'est logique) le visage d'un
prétentieux détenteur de vérité, incapable de saisir le monde des
autres, ne serait-ce que de façon élémentaire.
Aujourd'hui, toute la planète est peuplée par une seule civilisation
technicienne. Or, ses racines culturelles ou idéologiques trouvent
leur source en Europe. Tous ses miracles, toutes ses effrayantes
contradictions peuvent être expliquées comme le résultat ou la conséquence
des fondations morales originelles de l'Europe. Et si les autres
traditions culturelles haussent le ton et réclament de plus en plus
leur prise en compte, ce n'est qu'une réaction naturelle à la grande
œuvre égalisatrice qui, partie de notre continent, a assujetti le
monde entier.
Il s'ensuit pour moi la constatation suivante : si encore récemment
l'Europe se contentait de se définir, face au communisme, comme
un espace de liberté, de protection des droits de l'homme et de
garantie de l'épanouissement de la civilisation, aujourd'hui il
est clair qu'il ne s'agissait que d'un prétexte, ne pouvant masquer
l'essentiel, le principal point de référence et la véritable substance
de l'Europe, c'est-à-dire la civilisation planétaire contemporaine
dans son ensemble. L'Europe a assisté à la naissance de cette civilisation,
elle en a été le moteur pendant de longs siècles jusqu'à ce que
cette civilisation ne prenne le dessus pour se développer de façon
chaotique.
Je ne pense pas que l'Europe en formation puisse chercher et retrouver
son essence autrement qu'en repensant sa conduite c'est-à-dire en
reprenant les rênes de cette civilisation dont elle a précipité
la chute pendant des siècles.
Il est facile de dire en quoi doit consister cette nouvelle conduite.
Mais il est extrêmement difficile de la suivre réellement. Je l'évoquerai
néanmoins.
Avec son lourd passé, chargé de gloire et de misère, il me semble
que l'Europe devrait être la première à exposer au monde actuel
comment faire face à tous les dangers, toutes les menaces et les
horreurs qu'il doit affronter. Qui d'autre que le berceau de la
civilisation est mieux placé pour lui montrer comment renverser
son évolution ambiguë ? Un tel défi ne serait-il pas un accomplissement
authentique de ce sentiment de responsabilité universelle en Europe
? Si l'Europe doit rechercher une vocation, une mission historique,
une idée-force guidant sa construction, elle pourrait difficilement
le faire ailleurs, à mon avis, que dans le domaine auquel je fais
référence.
Je ne demande pourtant pas que l'Europe renie son histoire, ses
traditions, ses racines spirituelles, les principes fondateurs de
sa civilisation.
Au contraire : l'Europe doit se rappeler la forme qu'elle avait
épousée à l'origine de sa tradition culturelle, c'est-à-dire l'idée
de la responsabilité du monde. Or, il ne s'agit pas d'imposer sa
foi, son opinion à autrui avec prétention. Il s'agit encore moins
de l'anthropocentrisme hautain de l'homme à l'égard de la nature
! C'était tout autre chose : l'humble chemin de l'exemple. Le sacrifice
du Christ rédempteur n'est-il pas une incarnation du principe selon
lequel il convient de commencer par soi-même quand on désire changer
le monde ?
Le temps où l'Europe donnait des leçons et régnait sur le monde
est définitivement révolu. Et encore plus celui où elle imposait
sa culture comme la seule, véritable et meilleure. Je suis au contraire
profondément convaincu que le moment est venu pour l'Europe de se
repenser, de se domestiquer, de se métamorphoser avec l'humilité
qui ornait jadis son blason spirituel. Si elle sert de modèle à
d'autres, si elle les influence, tant mieux. Mais nous ne devons
pas nous reposer sur nos lauriers, nous avons l'obligation d'agir.
Il n'est vraiment pas indispensable de vénérer des veaux d'or, de
courber l'échine à chaque pas devant leurs maîtres, de tout subordonner
au diktat de la publicité et des médias, de se laisser piéger par
toutes les innovations possibles et imaginables des biens de consommation,
innovations qui ont pour seul effet durable le pillage des ressources
naturelles et la pollution atmosphérique. Il n'y a aucune raison
de voir le sens de toute action humaine dans la croissance continue
du produit intérieur brut !
Nous connaissons pertinemment les menaces pesant sur l'humanité
si celle-ci ne se reprend pas en main et ne met pas un terme à son
immobilisme. Des centaines de livres ont été écrits à ce sujet et
il serait d'ailleurs étonnant que des gens aussi curieux que nos
contemporains n'en sachent rien et ne prévoient pas parfaitement
les alternatives à ces fléaux de civilisation. Le problème aujourd'hui
n'est plus notre méconnaissance des risques menaçant le monde et
des moyens d'y faire face mais notre incapacité à réagir. Beaucoup
trop préoccupés par nos intérêts immédiats, nous sommes quasiment
incapables de penser à ce qui se passera demain ou dans cent ans.
Bref, nous avons perdu la capacité de voir les choses dans l'optique
de l'éternité, de l'histoire de l'être et de sa mémoire.
Qu'est-ce qu'il y a d'authentiquement européen dans cette conduite
? D'européen au sens noble du terme ? Rien. Au contraire, elle est
en complète contradiction avec les idées qui ont fondé la civilisation
européenne.
Il est vrai que la logique interne fit aboutir le mouvement spirituel
européen à la civilisation globale actuelle, technicienne et consumériste,
qui court à sa propre destruction. Et paradoxalement, c'est aussi
l'Europe qui, pour toutes sortes de raisons, a la possibilité de
faire basculer la situation et de se dépasser pour ainsi dire. Enseveli
et oublié, le potentiel d'une telle transcendance sommeille dans
ses propres fondements spirituels.
La vocation de l'Europe dans le contexte de la civilisation actuelle
- et, ainsi, l'idée fondamentale d'unification - ne doit pas résider,
comme nous le voyons actuellement, dans quelque chose de nouveau,
d'inédit. Elle peut être tirée simplement d'une nouvelle lecture
de livres européens très anciens, d'une nouvelle façon d'interpréter
leur signification.
Il y a cinq ans mourut un juif lituanien, qui avait fait ses études
en Allemagne pour devenir un célèbre philosophe français. Il s'appelait
Emmanuel Levinas. Selon son enseignement conforme à l'esprit des
anciennes traditions européennes, en l'occurrence sans doute la
tradition juive, c'est au moment où nous regardons le visage de
l'Autre que naît le sentiment de responsabilité de ce monde.
J'estime que c'est justement cette tradition spirituelle que l'Europe
devrait se rappeler aujourd'hui. Elle découvrira l'existence de
l'Autre - tant dans l'espace qui l'entoure qu'aux quatre coins du
monde - pour assumer cette responsabilité fondamentale, qui n'arborera
plus jamais le visage présomptueux d'un conquérant mais, au contraire,
le visage humble de celui qui prend la croix du monde sur son dos.
Si quelqu'un voulait assimiler cette responsabilité à une forme
inédite de l'orgueil messianique, alors il ne nous resterait plus
qu'à faire appel à notre conscience.
***
Après ces réflexions quelques peu abstraites, j'aimerais, pour conclure,
mentionner un acte concret que l'Union européenne pourrait réaliser
dans l'esprit de mes développements précédents.
Si nous ne souhaitons plus que l'Union européenne fasse figure d'une
entreprise administrative trop complexe, ni d'enjeu compris seulement
par une classe restreinte d'eurospécialistes, si nous la voulons
plus proche des citoyens, comme elle-même l'a annoncé à plusieurs
reprises, elle devrait, à mes yeux, initier la rédaction de sa Loi
fondamentale. J'entends par-là une Constitution, pas forcément très
longue, intelligible pour tous, nantie d'un préambule solennel décrivant
brièvement le sens et l'idée de l'Union avant de définir ses différentes
institutions, leurs relations mutuelles et leurs compétences. Il
n'est pas indispensable de venir avec quelque chose de nouveau,
il suffit de choisir le nécessaire parmi les centaines de pages
de documents contractuels existants déjà et d'en faire un tout.
Tout le reste demeurerait valable et évoluerait ou se transformerait
d'une manière ou d'une autre, avec le poids des lois ou des normes
sans que les enfants d'Europe soient obligés de l'apprendre à l'école.
Mais ils devraient connaître la Constitution européenne. Je ne sais
pas ce que leurs maîtres peuvent bien leur raconter sur l'Union
aujourd'hui, mais je ne pense pas que ce soit le Traité de Paris,
de Rome, de Maastricht ou d'Amsterdam. Car, tout au long de l'année,
ces pauvres enfants ne feraient rien d'autre que d'étudier leur
dossier et comparer les paragraphes amendés d'un traité avec les
paragraphes originaux du traité précédent ou, au contraire, avec
les paragraphes amendés d'un traité suivant.
Quant aux institutions de l'Union, je crois que dans l'esprit de
mes déductions précédentes, tôt ou tard, la conjoncture imposera
l'établissement d'un bicaméralisme comme c'est le cas dans les fédérations
classiques. A côté du Parlement européen actuel dont la structure
reflète la taille des pays membres, il faudrait instaurer un deuxième
organe plus petit, sans suffrage direct, dans lequel chaque parlement
membre déléguerait, par exemple, deux députés. Dans cette deuxième
chambre, le vote des Etats membres de petite taille aurait le même
poids que celui des grands. Les lois votées par les deux chambres
et celles traitées par la première seraient définies précisément,
de préférence dans la Constitution. Il me semble que cette solution
éliminerait plus d'un problème en suspens, telle que la question
de la représentation nationale au sein de la Commission. Je pense
que cette dernière institution foncièrement exécutive, n'a pas à
adopter de grille en fonction des nations. Après l'élargissement
surtout, il ne serait plus nécessaire que tous les pays membres
y soient représentés ; les compétences politiques et techniques
des commissaires n'en seraient que plus importantes. Les intérêts
et les opinions des différents Etats pourraient et devraient être
suffisamment défendus par le Conseil européen et la deuxième chambre
du Parlement européen.
Il en ressort que, d'une manière générale, je recommande plus la
voie de la parlementarisation et de la fédéralisation progressive
que celle des traités internationaux, des institutions et des appareils
issus de ces traités. A première vue, cela peut paraître surprenant,
mais je suis réellement convaincu que la voie que je vous recommande
donne plus d'ouverture à la manifestation des volontés des différentes
nations et met davantage en valeur leur identité. L'autre voie conduirait,
en effet, à la mise en place et à la prolifération de bureaucraties
non élues, échappant par conséquent au contrôle des citoyens des
différents pays.
Une déclaration, une charte ou encore une constitution pourraient,
à mes yeux, concourir considérablement à ce que chaque Européen
prenne conscience du sens de la construction européenne, des sacrifices
éventuels qu'il doit consentir, de l'essence même de cette formation
politique sans précédent ainsi que de son fonctionnement.
Je n'ai certainement pas à me faire avocat de la Constitution, des
lois et des déclarations, des institutions et des compétences, notamment
à l'égard d'un pays comme la France qui a mis au monde le rationalisme
et les Lumière, pays dans lequel le sang a coulé à plusieurs reprises
pour les droits constitutionnels des citoyens. Néanmoins, je continue
à croire qu'il y a des choses plus importantes dans notre monde
mouvementé.
Le plus important est ailleurs: l'esprit et le fondement moral où
prennent naissance les diverses institutions et leurs documents.
En ma qualité de représentant d'un pays qui a connu les atrocités
du système totalitaire et qui en souffre encore, je voudrais plaider
pour que la construction européenne se choisisse pour clef de voûte
le mariage insolite de deux valeurs européennes traditionnelles,
à quel point importantes et combien de fois trahies : l'humilité
et la responsabilité.
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