Dans les dernières semaines, l'Europe a donné le signal du départ
des deux courses du siècle. Premièrement, la Commission Européenne
a formellement entériné le début de l'union monétaire au 1er janvier
1999, avec 11 états participants. Deuxièmement, des négociations
d'adhésion ont été engagées avec cinq pays ayant abandonné le communisme
en 1989 auxquels il faut ajouter Chypre divisée.
En dépit de mon scepticisme, j'espère, que les deux entreprises
réussiront. Néanmoins, je crois que l'union monétaire est prématurée,
mal conçue et risquée, alors que l'élargissement, qui est d'une
importance primordiale, a pris un retard considérable et progresse
trop lentement. Le premier projet nous renvoie au but inaccessible
et problématique "de l'unité" dans une partie de l'Europe; le second
nous renvoie au but accessible et souhaitable d'un ordre libéral
pour l'Europe entière.
Bien sûr, il existe des arguments économiques en faveur de la monnaie
unique : baisse des coûts de transactions, plus grande transparence
des prix, formation d'un marché véritablement unique. Mais ce projet
comporte de véritables risques en raison du niveau actuel du chômage,
du manque de flexibilité des marchés du travail et de l'absence
d'harmonisation fiscale à l'échelle européenne. Le récent rapport
de la Bundesbank donne des indications précises sur le manque d'une
véritable convergence entre les 11 pays participants et sur ce qu'elle
appelle la "culture de stabilité" durable.
Puisque les économies se développeront de manière hétérogène après
l'entrée en vigueur de la monnaie unique, des réactions politiques
verront le jour dans les pays dont l'économie sera affectée. Dans
le meilleur des cas, cela jouera un rôle de catalyseur en faveur
de la libéralisation économique. Dans la perspective inverse, l'UEM
se désintégrera sous la pression des reproches mutuels que s'adresseront
les Etats "poids lourds" de l'Europe. Le résultat le plus probable
risque fort de se situer entre les deux, une sorte "d'Euro-bagarre"
prolongée.
Cela n'est pas seulement néfaste en soi-même, mais retardera davantage
encore le projet vital d'élargissement. La France, l'Allemagne,
l'Espagne et d'autres Etats bénéficiaires de la Politique Agricole
Commune reculent déjà devant les futures reformes nécessaires pour
permettre à un pays agricole comme la Pologne de rejoindre à l'UE.
Le Traité d'Amsterdam, actuellement en cours de ratification dans
15 pays ne prévoit pas les changements institutionnels nécessaires
pour permettre à une communauté de 20 de continuer à fonctionner.
Toutes ces reformes préparatoires essentielles, qui auraient dû
être engagées dès 1989, progressent à une allure d'escargot.
En vérité, nos dirigeants ont établi de fausses priorités à Maastricht.
Pendant 40 ans nous avons vécu dans une maison divisée. Dans la
partie occidentale, nous avons rénové, embelli, tiré de nouvelles
lignes, alors que la partie orientale était en train de s'écrouler.
Puis le mur tomba. Que firent alors nos dirigeants immédiatement?
Ils décidèrent qu'un tout nouveau système de climatisation automatique
constituait l'équipement indispensable dont il fallait doter en
priorité l'aile occidentale de la maison. Lors de son installation,
les pauvres locataires de l'aile orientale ont dû se débrouiller
au mieux. Certains d'entre eux, comme les Polonais, les Hongrois
ou les Tchèques ont réussi à rénover leurs appartements avec une
formidable ingéniosité. Mais d'autres ont commencé par brûler les
meubles et ont adopté une attitude belliqueuse. Nous avons pris
tout notre temps pour délibérer à Maastricht pendant que Sarajévo
était mis à feu et à sang.
Nos dirigeants n'ont pas donné la priorité au lancement d'une monnaie
unique pour 1999 pour des raisons économiques. En effet, le marché
européen pourrait presque s'en passer. Les raisons étaient politiques
: le souhait de la France de regagner le contrôle de leur destin
monétaire et ancrer davantage l'Allemagne dans l'Europe; ensuite,
la remarquable volonté du chancelier Kohl qui désirait ainsi maintenir
l'Allemagne au sein de l'Europe; et enfin, une déclaration générale
en faveur d'une union de plus en plus étroite.
Or, 'l'unité' semble avoir constitué un choix stratégique erroné
pour l'Europe au terme de la division Est-Ouest. Si l'unité n'était
pas d'actualité dans la situation paradoxalement favorable de la
guerre froide, même pour un petit nombre d'Etats au niveau de développement
comparable, comment pouvons nous croire qu'elle sera possible dans
une Europe plus large et plus diverse?
L'Union Européenne n'est pas une union, et elle n'est pas en train
de le devenir non plus. En revanche, elle constitue (et malgré ses
défauts) un modèle nouveau et précieux dans la perspective de l'instauration
d'un ordre inter-étatique libéral à l'échelle européenne.
Cet ordre libéral se distingue des ordres qui ont pu s'instaurer
en Europe dans le passé car il ne se fonde pas sur un quelconque
pouvoir hégémonique : ni l'Allemagne, ni la France, ni la Grande-Bretagne
ne peuvent le dominer. Il se définit par un système prévoyant un
règlement institutionnalisé et permanent des différends et renforcé
par un Droit commun et un marché commun. Ce système garantit que
les conflits d'intérêt existants entre les Etats-membres -conflits
qui continueront d'ailleurs- seront réglés au terme d'accrochages
verbaux plutôt que par des guerres. Qu'y aurait-il de plus important
que d'étendre cet ordre libéral à d'autres parties de l'Europe où
la guerre menace encore?
L'ordre actuel de l'UE est moins libéral qu'il ne devrait l'être
dans deux autres domaines : en premier lieu dans le domaine politique,
par les garanties qu'il prévoit vis à vis des libertés individuelles
et des droits de l'Homme, des droits civiques et des minorités,
et en deuxième lieu dans le domaine économique. Néanmoins, nous
devrions nous concentrer sur cette tâche qui reste à accomplir.
Politiquement, le Conseil de l'Europe et la Cour Européenne des
Droits de l'Homme abordent plus explicitement et plus concrètement
la question des libertés et des droits que l'UE elle-même. C'est
là, le sens que le 'New Labour' confère à 'l'Europe du Peuple'.
En ce qui concerne l'économie, on nous apprend que l'union monétaire
permettra une libéralisation plus importante et plus soutenue. Ils
nous ressembleront comme on dit en Grande-Bretagne. Nous verrons
bien. De toute façon, il faut également se fixer pour objectif la
troisième dimension de l'ordre libéral.
Par rapport à la situation actuelle de l'UE, je me positionne comme
l'Irlandais du proverbe qui, se trouve à la croisée des chemins
et dit: "Je ne commencerai pas par ici". Car nous avons fait fausse
route après la fin de la guerre froide. Or, nous ne pouvons plus
faire marche arrière, et il faudra donc tout essayer pour que ce
projet monétaire précipité fonctionne. Néanmoins, il serait plus
utile de cesser de concevoir une identité européenne qui ne serait
qu'une sorte de bric-à-brac comme but ultime et de nous concentrer
sur quelque chose qui existe déjà et qui est toujours susceptible
d'être approfondi : l'ordre libéral.
Traduction Forum
Bibliographie
- "The File : A personal History" - 1998.
- "In Europe's Name : Germany and the Divided Continent"
- 1993.
- "We the People : The Revolution of '89 witnessed in Warsaw,
Budapest, Berlin and Prague" - 1990, (US Edition : " The Magic
Lantern ").
- "The Uses of Adversity : Essays on the Fate of Central Europe"
- 1989 (Prix européen de l'Essai).
- "The Polish Revolution : Solidarity" - 1983 (Somerset Maugham
Avward).
- "Und willst Du nicht mein Bruder sein…" - Die DDR heute
1981.
|