Photos d'Ernst JÜNGER
La réception d'Ernst Jünger en France a été longtemps perçue comme
relevant du paradoxe. Une vulgate, encouragée par l'écrivain lui-même,
voulait que son succès fût beaucoup plus grand dans le pays de Voltaire
que dans celui de Goethe où il apparaissait essentiellement comme
un écrivain célèbre mais contesté, " umstritten ", selon le terme
allemand qu'il reprenait volontiers. Le fait qu'on puisse se disputer
ou même se battre à son propos lui semblait parfaitement en accord
avec sa vision d'un monde agonique.
La réalité est cependant tout autre, et d'abord sur un simple plan
quantitatif : s'il a en Allemagne beaucoup d'adversaires qui connaissent
son nom et qui l'attaquent sans même l'avoir lu, le nombre de Français
moyennement cultivés qui ignorent jusqu'à son existence est encore
plus grand. Le succès appréciable rencontré par Orages d'acier et
Sur les Falaises de Marbre auprès du public français lettré est
sans commune mesure avec les tirages qu'on atteints ces deux œuvres
Outre-Rhin. On n'oubliera pas pour autant que la première a trouvé
chez Gide un admirateur enthousiaste, tandis que la seconde apparaissait
aux yeux de Julien Gracq comme une exceptionnelle réussite. Si l'on
cherche d'autre part à apprécier la fortune critique de l'écrivain,
une autre constatation vient confirmer le témoignage irréfutable
des tirages. Alors que le nombre des études universitaires et des
ouvrages critiques publiés en allemand relève depuis longtemps de
cette inflation des glose qui submerge bon nombre d'écrivains, l'œuvre
de Jünger a été jusqu'à ces dernières années fort peu étudiée dans
l'université française. Il manque encore, en particulier, un travail
complet et systématique sur la réception d'Ernst Jünger en France,
travail dont le mémoire de D.E.A. de Pierre Garçonnat pourrait constituer
un premier jalon (1). C'est seulement depuis une dizaine
d'années que les études jüngeriennes ont pris de la vigueur de ce
côté du Rhin. Lors de mes premiers travaux, dans les années 70,
je pouvait encore faire figure d'isolé, alors qu'aujourd'hui, en
particulier depuis la thèse de François-Poncet en 1989, on a vu
se multiplier les études universitaires ainsi que les colloques
et numéros spéciaux de revues scientifiques. La création du Centre
de recherche et de documentation Ernst Jünger à Montpellier (2)
est bien le signe de cet intérêt renouvelé, avec la publication
des Carnets Ernst Jünger, dont, sous le patronage dynamique de Danièle
Beltran-Vidal, le deuxième numéro vient de sortir. Il faut donc
aller chercher du côté qualitatif cette impression assez unanimement
partagée selon laquelle Jünger serait plus apprécié en France qu'en
Allemagne. Là encore, les choses sont beaucoup moins simples, même
s'il est vrai que Jünger a longtemps bénéficié chez nous d'une plus
grand indulgence que dans son propre pays où on lui reproche essentiellement
son passé militariste et ses engagements ant-démocratiques d'après
la Première Guerre Mondiale. Ne pouvant nier la fermeté de son refus
déclaré du nazisme dès son arrivée au pouvoir en 1933, on l'accuse
souvent d'avoir, par sa pensée antérieure, contribué à préparer
l'avènement de celui-ci, dont il ne serait séparé que par sa distance
aristocratique. Mais la même argumentation se trouvait déjà chez
Albert Béguin qui écrivait en 1947 dans Critique : " Jünger que
l'on présente parfois comme un adversaire du nazisme, et qui probablement
croit l'avoir été, doit être compté parmi les annonciateurs du Troisième
Reich et les premiers propagandistes de son idéologie "; tandis
qu'Albert Camus voyait en lui, dans L'homme révolté (1951), l'inspirateur
d'une " apparence de philosophie " nazie. L'admiration pour Jünger
était donc loin d'être unanime, même si la différence de ton était
frappante entre les presses des deux pays. Il y avait souvent en
Allemagne une forme de hargne haineuse bien particulière et ignorée
ici, du moins jusqu'à ces dernières années.
Il semble toutefois que la situation ait nettement évolué, en gros
depuis l'écroulement du régime soviétique, comme si une partie de
l'intelligentsia, privée de son modèle marxiste, cherchait à compenser
son manque de repères par un anti-fascisme obsessionnel dont Jünger
est l'une des victimes. La réception de Jünger est devenue ainsi
une sorte d'enjeu dans la polémique toujours vivace contre lui.
On exagère parfois en Allemagne l'" unanimité " pro-jüngerienne
française afin d'y dénoncer une bizarrerie de nos compatriotes,
en suggérant leur incompétence à bien juger la valeur d'une auteur
qui écrit dans une autre langue que la leur. Inversement, on assiste
en France à un choc en retour de cette hostilité allemande : les
adversaires français d'Ernst Jünger n'invoquent pas tant contre
lui des arguments issus de leur réflexion personnelle que l'exemple
de certaine partie de la gauche allemande, supposée mieux informée
que le public français et dont nous sommes invités à partager les
thèses. On conteste ainsi aux Français la capacité d'apprécier la
vraie valeur d'un écrivain que son pays d'origine est censé considérer
avec beaucoup plus de réticences - ce qui est d'ailleurs faire fi
de l'admiration qu'ont ressentie pour Jünger des écrivains allemands
contemporains aussi importants que Rolf Hochhut, Heiner Müller ou
Botho Strauss. On ne peut cependant ériger cette attitude en règle
générale : si elle a été patente chez certains, en février, dans
les articles nécrologiques consacrés à Jünger, il ne s'agit pas
pour autant d'un renversement radical de cette espèce de tolérance
que l'opinion française, même de gauche, montrait envers Jünger.
Le contraste est d'ailleurs net, par exemple, entre les réaction
du Monde qui, depuis une dizaine d'années, s'abstient systématiquement
de rendre compte de la publication des nouvelles traductions d'œuvre
de Jünger en France (3), et Libération qui, sur la même période,
fait preuve de réactions critiques intelligentes et équilibrées.
Envisagé avec nuance, le paradoxe dont nous partions garde donc
une certaine valeur.
Reste à en expliquer les raisons, et d'abord la complaisance qu'Ernst
Jünger lui-même a mise à le conforter. Travaillant pour les " happy
fews " dans une perspective fort stendhalienne, il n'attachait a
priori aucune importance aux données quantitatives, et il était
assurément plus soucieux d'être apprécié de quelques très grands
écrivains français - nous citions tout à l'heure Gide et Gracq -
que de recueillir les suffrages d'une unanimité de journalistes.
Et il percevait fort bien ce traitement favorable -relativement
! - que lui accordait l'opinion française : non sans raison, il
l'attribuait à une plus grande sensibilité du lectorat à la qualité
proprement littéraire de ses œuvres, tandis qu'en Allemagne le jugement
politique était prépondérant.
Mais ce n'est probablement pas là l'origine exclusive de la faveur
de ce public : les causes en sont certainement multiples et complexes,
mais j'en vois au moins une dont l'évidence s'impose. Humiliée par
trois invasions depuis 1870, l'opinion française, si européenne
aujourd'hui, n'en garde pas moins une image inquiétant de la vielle
Prusse et des capacités militaires allemandes. Certes, l'Allemagne
a changé, mais on a vu ce qu'avait duré la démocratie weimarienne.
Penseur éminent, philosophe de la nature, guerrier héroïque, Jünger
est une incarnation exemplaire de ce puissant voisin qu'elle admire
et redoute à la fois; c'était en tout cas la perspective du président
Mitterrand : que ce soit aussi avec cette Allemagne-là que l'amitié
et la confiance soient redevenues possibles, c'est bien ce qui importe
à l'orée du XXIe siècle.
Notes :
1. Pierre Garçonnat, " Chronique et symbolique d'une rencontre.
Ernst Jünger et la France, des Falaises de Marbre à la ville disparue
d'Héliopolis (1939-1953), ex. dact., Institut d'Etudes Politiques
de Paris.
2. Siège social : Maison de Heidelberg, 4 rue des Trésoriers
de la Bourse, 34000 Montpellier. 1. Pierre Garçonnat,"Chronique
et symbolique d'une rencontre.Ernst Jünger et la France, des Falaises
de Marbre à la ville disparue d'Héliopolis (1939-1953), ex. dact.,
Institut d'Etudes Politiques de Paris. 2. Sitz: Maison de Heidelberg,
4 rue des Trésoriers de la Bourse, 34000 Montpellier.
3. La publication chez Christian bourgois, en 1997, d'une
nouvelle traduction de La guerre comme expérience intérieure, avec
une préface inédite d'André Glucksmann, et en 1998 celle de Feu
et Sang, encore inédit en français, a fait ainsi l'objet d'une présentation
facétieuse dans Le Monde qui leur a consacré en avril 1998 non pas
un compte rendu - qui aurait pu être court, selon l'appréciation
des rédacteurs - dans la partie réservée aux critiques littéraires,
mais une sorte d'écho - d'ailleurs positif -, intitulé " A l'étranger,
Jünger en guerre ", comme si la parution avait eu lieu en Allemagne.
S'il s'agissait de nous renseigner sur l'actualité allemande, celle-ci
était un peu éventée, ces publications datant respectivement de
1922 et 1925. Les silences précédents étaient au moins plus clairs.
Bibliographie de Julien Hervier
- Numéro spécial " Ernst Jünger
" de la Revue de Littérature Comparée (n° 284, oct-déc. 1997).
Editions : dernières publications :
- Pierre Drieu la Rochelle, " Journal 1939-1945", Gallimard, 1992;
- "Correspondance avec André et Colette Jéramec ", Gallimard, 1993.
Traductions :
Ernst Jünger, Hermann Hesse, Martin Heidegger, Friedrich Nietzsche,
Reinhard Lettau, Robert Walser;
dernières publications :
- Ernst Jünger, " Soixante-dix s'efface III ", Gallimard, 1996,
- " Feu et sang ", Christian Bourgois, 1998.
- " Entretiens avec Ernst Jünger ", Gallimard, 1986.
- " Deux individus contre l'histoire, P. Drieu la Rochelle, Ernst
Jünger ", Klincksieck, 1978, rééd. 1992.
Quelques ouvrages d'Ernst Jünger
- " Sous le signe de Halley " - Gallimard,
1989.
- " Journal : 1971-1980 " - Gallimard, 1985.
- " Soixante-dix s'efface, journal " - t. 1 1965-1970 : Gallimard,
1984 - t. 2 1971-1980 : Gallimard, 1985.
- " Eumeswil " - La Table Ronde, 1978.
- " Héliopolis " - Christian Bourgois, 1975.
- " Orages d'acier " - Christian Bourgois, 1970.
- " Journal de guerre et d'occupation " - Julliard, 1965.
- " Le mur du temps " - Gallimard, 1962.
- " Essai sur l'homme et le temps " - Editions du Rocher (3 vol.),
1957-1958 ; Christian Bourgois (1 vol.), 1970.
- " Journal I : 1941-1943, Jounal II : 1943-1945 " - Julliard, 1951
et 1953.
- " Sur les falaises de marbre " - Gallimard, 1942.
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