...Enfin se présente une possibilité de donner à ce discours une
tournure critique. J'espère que l'autocritique peut aussi relever
de la critique. Pourquoi ne suis-je pas atteint par le même sentiment
d'indignation qui a incité le penseur à écrire le début de phrase
suivante : "Quand la population complaisante avec les extrémistes
installe des buvettes devant des foyers de réfugiés en feu..." Imaginez-vous
donc un peu : la population sympathise avec ceux qui incendient
les foyers de réfugiés et dresse des buvettes devant ces mêmes foyers
en feu pour en tirer profit par-dessus le marché. Je dois avouer
que je ne pourrais imaginer une chose pareille, si je ne la lisais
pas dans un hebdomadaire faisant intellectuellement autorité et
si la signature ne portait pas le nom d'une personne honorable.
Cet hebdomadaire, qui se situe à mille nobles lieues du Bildzeitung,
ajoute un élément supplémentaire pour remédier aux défaillances
de ma puissance imaginative en matière morale et politique : les
paroles du penseur y sont soulignées en caractères gras et encadrées
afin que l'on prenne connaissance de ce qui est le plus important
de savoir même si l'on ne lit pas l'essai dans son intégralité.
Ainsi, on peut y lire les paroles du penseur dans un caractère d'imprimerie
spécial : "les buvettes devant des foyers de réfugiés incendiés
et une politique symbolique pour esprits engourdis".
Je ne peux contester de tels propos ; le penseur est une trop grande
pointure pour que je le fasse. Mais - et c'est là, de toute évidence,
ma faiblesse morale et politique - je ne peux néanmoins les approuver.
Ma réaction face à des phrases aussi douloureuses ne peut être que
triviale : pourvu que ce qui est dit là de manière aussi brutale
ne soit pas vrai. Et pour dire le fond de ma pensée: je ne peux
tout simplement pas croire ces phrases qui font mal et que je ne
peux ni approuver ni contester. Croire ce qui est dit là, dépasse
pour ainsi dire tout ce que je peux imaginer en matières morale
et politique. J'ai une intuition que je ne peux démontrer : ceux
qui avancent de tels propos veulent nous faire du mal parce qu'ils
pensent que nous l'avons mérité. Ils veulent aussi probablement
se faire du mal à eux-mêmes. Mais à nous aussi. A nous tous. Avec
cette seule réserve : à tous les Allemands. Car cela est bien clair
: dans le dernier quart du vingtième siècle, dans aucune autre langue
on ne pourrait parler ainsi d'un peuple, d'une population, d'une
société. On ne peut parler ainsi que des Allemands. Tout au plus
des Autrichiens, autant que je sache. Chacun connaît le poids de
notre passé et le caractère indéfectible de notre ignominie ; il
ne se passe pas un jour sans qu'elle ne nous soit reprochée. Se
pourrait-il que les intellectuels qui nous font grief de notre ignominie,
et du fait même qu'ils nous en font grief, s'abandonnent, l'espace
d'une seconde, à l'illusion qu'ils s'en seraient un peu disculpés,
parce qu'ils ont, une fois de plus, travaillé au cruel service de
la mémoire et qu'ils seraient même, pour un instant, plus proches
des victimes que des bourreaux ? Atténuation momentanée de l'impitoyable
opposition victime-bourreau. Je n'ai jamais cru possible de quitter
le banc des accusés. Parfois, lorsque je ne peux plus regarder nulle
part sans me sentir incriminé, il faut que je me dise, pour me rasséréner,
qu'une routine de l'incrimination s'est aussi installée dans les
médias. J'ai bien dû vingt fois éviter de regarder les séquences
de films les plus horribles sur les camps de concentration. Aucun
homme sérieux ne nie Auschwitz, aucun homme en possession de ses
facultés mentales ne songe à donner une interprétation subtile de
l'horreur d'Auschwitz. Mais lorsque tous les jours les médias me
reprochent ce passé, je constate que quelque chose en moi se rebelle
contre cette perpétuelle présentation de notre ignominie. Plutôt
que d'être reconnaissant pour la présentation incessante de notre
ignominie, je me mets à détourner le regard. Je voudrais comprendre
pourquoi, dans la dernière décennie de ce siècle, le passé a été
présenté comme jamais encore il ne l'a été auparavant. Lorsque je
constate qu'il y a en moi quelque chose qui s'en indigne, j'essaie
de saisir les raisons en vertu desquelles on nous reproche notre
ignominie et je suis presque content lorsque je crois pouvoir découvrir
que souvent la raison n'en est plus la commémoration le non-droit
à l'oubli, mais plutôt l'instrumentalisation de notre ignominie
à des fins actuelles. Il s'agit toujours de bonnes et nobles fins.
Mais c'est néanmoins une instrumentalisation. Lorsque quelqu'un
trouve inappropriée la manière dont nous avons voulu surmonter les
conséquences de la division de l'Allemagne, il dit qu'un nouvel
Auschwitz redevient ainsi possible. La séparation de l'Allemagne
en deux fut déjà, en son temps, justifiée par des intellectuels
de renom par une référence à Auschwitz. Ou encore : après m'être
documenté, j'ai décrit le sort d'une famille juive depuis Landsberg
sur la Warta jusqu'à Berlin comme une tentative d'échapper pendant
cinquante ans, grâce au baptême, au mariage et au travail, au sort
des Juifs d'Europe orientale et de devenir allemande, d'être complètement
assimilée. J'ai dit que celui qui voit en tout un chemin aboutissant
nécessairement à Auschwitz fait des relations judéo-germaniques
une catastrophe fatidique. L'intellectuel qui a pris la responsabilité
de ces propos a appelé cela une banalisation d'Auschwitz. Je dirai
pour ma défense qu'il ne peut avoir étudié, comme je l'ai fait,
toute l'évolution de cette famille. Des membres de cette famille,
encore vivants aujourd'hui, ont même accrédité ma description. Mais
c'est la banalisation d'Auschwitz. De là à parler de ce qu'on appelle
le mensonge d'Auschwitz, il n'y a qu'un pas. Un intellectuel très
"smart" arbore un air grave à la télévision, qui fait l'effet d'une
langue étrangère sur ce visage, lorsqu'il présente au grand public
comme une grave défaillance de la part de l'auteur le fait qu'Auschwitz
n'apparaisse pas dans son livre. N'aurait-il jamais encore entendu
parler du principe narratif de base, celui de la mise en perspective.
Et quand bien même il en aurait entendu parler, l'air du temps passe
avant l'esthétique.
Avant de subir le blâme d'avoir manqué de conscience morale, je
voudrais demander à mon tour pourquoi, par exemple, la guillotine
n'apparaît pas dans Wilhelm Meister de Goethe, œuvre qui
ne commence pourtant à paraître qu'en 1795. Un souvenir me revient
instantanément lorsque je me vois ainsi réprimandé sur le plan moral
et politique. En 1977, non loin d'ici, à Bergen-Enkheim,
il m'a fallu prononcer un discours et j'ai saisi cette occasion
pour faire l'aveu suivant : "Je trouve insupportable que l'histoire
de l'Allemagne, aussi grave soit-elle, s'achève en un produit catastrophique".
Puis : "Nous ne devrions reconnaître ni la RFA, ni la RDA, ai-je
dit en tremblant face à mon audace. Nous devons laisser béante la
plaie qui a pour nom Allemagne". Cela me revient parce que je tremble
à nouveau aujourd'hui devant mon audace lorsque je dis : Auschwitz
ne se prête pas à devenir une menace continuellement ressassée,
un procédé d'incrimination pouvant être mis en œuvre à tout moment,
un gourdin moralisateur ou même seulement un exercice imposé. Le
résultat d'une telle ritualisation ressemble, d'un point de vue
qualitatif, à une incantation. Mais quels soupçons n'éveille-t-on
pas lorsque l'on dit que les Allemands sont maintenant un peuple
normal, une société ordinaire? ...
Traduction Forum
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