Paul Valéry a noté dans ses "Cahiers" qu'"une représentation sans
nuances de l'origine politique et sociale empoisonne les relations
entre les peuples" ; sans doute pensait-il aux relations franco-allemandes
en Europe.
Robert Bosch (1861-1942), qui fut le fondateur d'une entreprise
internationale, partageait ce jugement de l'intellectuel français.
Ce qui pour Valéry résultait d'une réflexion philosophique quotidienne,
constituait pour l'entrepreneur allemand le produit d'une vision
pragmatique et concrète des réalités. Robert Bosch a également su
comprendre intuitivement le mot de son contemporain et ministre
des affaires étrangères de la République de Weimar, Walther Rathenau
: "L'économie sera notre destin". R. Bosch l'a démontré de multiples
façons : il cherchait à expliquer le constat simple, mais pas toujours
populaire, selon lequel on ne peut répartir que des bénéfices déjà
réalisés par des entreprises solides.
Mais en même temps, il n'ignorait pas la dimension sociale et éthique
des activités d'une entreprise et de sa réussite économique, ni
sa propre responsabilité envers la communauté. Il appliqua tout
d'abord ce principe dans le domaine de la politique étrangère. Pendant
la Première Guerre Mondiale, Robert Bosch s'employa à ce qu'on trouve
une solution politique au carnage absurde. Pendant l'entre-deux-guerres
et dans le domaine de la politique étrangère, il alla à l'encontre
de l'opinion publique dont les esprits étaient dominés par la funeste
formule de l'"ennemi héréditaire" ; cette situation compromettait
tout rapprochement durable entre les deux pays voisins, abstraction
faite des tentatives lucides et porteuses d'espoirs effectuées par
Aristide Briand et Gustav Stresemann.
Persuadé que "l'idéaliste est un matérialiste assez intelligent
pour reconnaître qu'il est impossible d'aller bien tout seul" (comme
il l'écrivit en 1928), Robert Bosch exerça son influence à travers
des initiatives pratiques et des conseils politiques en faveur d'une
réconciliation franco-allemande. En 1932, il parlait encore d'un
"rapprochement entre la France et l'Allemagne" comme "nécessité
des plus pressantes" ; à l'automne 1933, il demanda même au Ministère
des Affaires étrangères "de modérer nos exigences d'aujourd'hui"
et de mener une politique de la main tendue. Il ne se doutait pas
du précipice dans lequel l'Europe allait s'engouffrer.
Rétrospectivement, nous pouvons apercevoir chez Robert Bosch l'esquisse
d'un projet européen et des relations franco-allemandes. En qualité
de dirigeant d'une entreprise internationale, il comprit vite que
les Etats-nations européens et leur économie évoluaient vers une
situation de concurrence globale où ils seraient incapables de survivre
en restant opposés et isolés. En dehors de ces positions en avance
sur son temps, il se prononça en faveur d'un Etat de droit doté
d'une constitution libérale et contre les injustices sociales appelées
à disparaître au terme d'un compromis consensuel. Ainsi, Robert
Bosch se révélait être un représentant de la bourgeoisie éclairée
dont l'histoire - du XIXe siècle jusqu'à la création de la deuxième
république démocratique - vaudrait bien la peine d'être retracée.
Il souhaitait que son pays soit une démocratie ouverte au monde,
vivant en bonne intelligence avec tous ses voisins et que ceux-ci
s'estiment engagés à coopérer. La tragédie de sa vie est de ne pas
avoir pu connaître la renaissance démocratique de l'Allemagne, la
réconciliation et le rapprochement franco-allemands.
Robert Bosch alliait avec succès un sens des responsabilités, favorable
à l'intérêt général et à l'avenir de son pays, avec un esprit d'entreprise
novateur. Il n'était pas seulement un entrepreneur de renom, il
savait également montrer l'exemple en qualité de père d'une fondation
et de promoteur du bien public. Robert Bosch est à l'origine de
31 fondations créées entre 1910 et 1964 et financées par son patrimoine.
Pour lui, il ne suffisait pas de donner des moyens pour toute sorte
d'initiatives nécessaires, car il considérait la fondation comme
une institution appartenant "de par son essence à l'univers intellectuel
de l'activité de l'entreprise". Il a accédé par la création de fondations
à "une autre dimension de l'activité entrepreneuriale, il a prolongé
l'entreprise en recourant à d'autres moyens et en poursuivant d'autres
objectifs" (Hans L. Merkle). Il fut très tôt préoccupé par la question
de la poursuite de l'activité de son entreprise et de ses engagements
en faveur du bien public au-delà même de son existence. Ainsi, il
décida : "mon intention est d'adoucir toute sorte de misères et
de favoriser le développement de la vie morale, intellectuelle et
des conditions de salubrité de la population. (...) Je voudrais
qu'on promeuve la santé, l'éducation, la culture, l'aide aux personnes
douées, la réconciliation des peuples etc (...)".
Dès le début, la fondation Robert Bosch, qui s'est formée dans les
années 60 et porte ce nom depuis 1969, s'est fixée pour objectif
l'animation de la relation franco-allemande dans le cadre de ses
activités internationales ; elle œuvre dans les domaines de l'information,
de la culture, de la formation continue, des relations universitaires
et des échanges intellectuels. 33 millions de marks ont jusqu'ici
été débloqués pour différents projets et programmes.
En ce qui concerne les relations franco-allemandes, nous pouvons
illustrer la richesse et l'orientation des activités de la fondation
en évoquant les différents projets les plus importants, qu'il s'agisse
de programmes internes ou de projets externes :
- Le soutien à des relais est de toute première importance pour
la fondation, et les journalistes en constituent les premières composantes.
Les rencontres annuelles entre les rédacteurs en chef de la presse
régionale française et allemande existent déjà depuis vingt ans,
durée de soutien inhabituellement longue pour une fondation. Ces
réunions des rédacteurs en chef, qui constituent un programme à
part entière de la fondation, sont complétées par des programmes
destinés à l'amélioration de l'image de l'Allemagne dans les journaux
français et de celle de la France dans les journaux allemands ;
ils s'appuient notamment sur les journalistes de la presse régionale
des deux pays.
- Depuis près de vingt ans, la fondation promeut la coopération
entre les universitaires des disciplines littéraires en France et
en Allemagne et elle fournit une aide à l'organisation de cours
de langue intensifs ; elle soutient aussi un programme de mise en
œuvre de projets de recherche communs.
- Depuis 1992, nous attribuons des bourses de dix mois à vingt assistants
linguistiques français qui enseignent la langue et la civilisation
française dans des universités situées à l'Est de l'Allemagne ;
nous effectuons également cette démarche à l'égard de vingt jeunes
américains et depuis peu à l'égard de cinq assistants polonais.
- La fondation a encouragé la création de la Chaire quinquennale
Alfred Grosser dédiée aux études allemandes à l'Institut d'Etudes
Politiques.
- Le Prix de France de la fondation Robert Bosch, complété entre-temps
par le Prix d'Allemagne, existe depuis 17 ans. A cette occasion,
des classes de lycées techniques français et allemands se présentent
à un concours avec des projets communs.
Par ailleurs, la fondation n'a cessé d'animer des forums d'échange
d'opinions, des séminaires et des rencontres s'adressant aussi bien
aux traducteurs qu'aux élites décisionnelles, aux responsables médiatiques,
aux professeurs d'histoire et aux professeurs en sciences sociales
qui travaillent de manière comparatives et interdisciplinaire sur
les changements de valeurs des sociétés européennes.
Des publications, comme une anthologie de la poésie française en
quatre volumes, la participation à l'édition allemande des "Cahiers"
de Paul Valéry, de l'œuvre d'André Gide et d'une histoire de France
en sept volumes, font partie des projets que nous avons réalisés
; de même, nous encourageons les recherches en commun sur l'avenir
de l'Etat providence et la recherche comparatiste sur les systèmes
d'enseignement supérieur français et allemand et sur l'avenir de
l'Université.
De nombreux projets ont pris une forme trilatérale, notamment avec
la Pologne, voisin le plus important à l'Est de l'Allemagne.
Dans le respect de la volonté du fondateur, le conseil d'administration
se laisse guider dans ses évaluations et dans ses décisions, par
la volonté d'une efficacité pratique, par la conscience d'une tradition
et de valeurs communes, par la volonté d'encourager les rencontres
entre les hommes, de tisser des liens culturels solides, de susciter
des relais et avant tout d'encourager les jeunes gens à faire preuve
de solidarité et d'engagement en faveur d'un rapprochement entre
les peuples.
Dès le début, l'activité internationale de la fondation fut déterminée
par la promotion des relations franco-allemandes, qui a eu à son
tour une influence décisive sur les autres activités internationales.
Les contacts que nous avons établis avec la Pologne dès les années
80 sont entre-temps devenus autant de liens multiples et stables
grâce à de nombreux programmes et projets. Au terme du grand tournant
politique de 1989, le processus d'ouverture à l'Europe centrale
et à l'Europe de l'Est a pu s'appuyer sur ces liens. Si l'on ajoute
que la fondation a renforcé dans les années 80 son intérêt pour
l'étude des relations germano-américaines à un niveau égale à celui
des efforts entrepris en faveur des relations entre l'Allemagne
et ses pays voisins de l'Est et de l'Ouest, alors la vision de Robert
Bosch s'est accomplie. Il avait bien conscience que le monde politique
n'est pas à même de faire naître à lui seul des relations de bon
voisinage. Il nous enseigne qu'il faut d'innombrables petits pas,
une incessante curiosité envers ce qui est étranger et une certaine
vertu de l'écoute pour pouvoir rapprocher les peuples. A l'heure
où les marges de manœuvres de la politique de prévention de l'Etat
se rétrécissent, l'existence de citoyens conscients des forces qu'ils
peuvent mettre au service d'un intérêt général transnational, est
plus que jamais nécessaires. Les fondations peuvent y contribuer.
Traduction Forum
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