Hans-Martin Gauger est également Membre de l'Académie de
la langue et de la littérature allemandes.
C'était le 22 avril 1945, j'avais neuf ans et vivais avec ma mère
et mes quatre frères et sœurs (nous étions sans nouvelles de notre
père depuis des mois) dans une petite ville en Haute-Souabe (cette
région se situe entre la partie haute du Danube et le lac de Constance).
Les sirènes hurlèrent plus longuement que d'habitude, en ce début
d'après-midi du 22 avril. "Ce n'est pas une alerte aérienne, c'est
une alerte de chars", balbutia notre bonne (de fait elle était ce
qu'on appelait "Pflichtjahrmädchen", une jeune fille faisant son
année sociale obligatoire) qui rentra vite chez elle. J'avais très
peur. Ma mère me semblait beaucoup trop calme, presque insouciante.
"Peut-être seront-ils repoussés", dis-je. Je me rappelle parfaitement
que j'ai dit "repoussés". J'ai dû entendre le mot à la radio, sur
un poste à galène. "Non", dit ma mère, étrangement sûre d'elle,
"ils ne seront pas repoussés". Plus tard, en fin d'après-midi, assis
dans la cave, enveloppés dans des couvertures de laine, nous entendîmes,
venant de la rue, le bruit inquiétant et incessant des chenilles,
qui roulaient en cliquetant, interrompu par des tirs sporadiques.
Lorsque deux heures plus tard, le tapage eut cessé, ma mère dit:
"Je vais monter pour voir un peu" - "Mais si tu tombes sur un soldat
...", dis-je, "tu ne sais pas l'américain". Elle se retourna pour
répondre: "Les Américains parle l'anglais". Je ne le savais donc
pas encore. Quel garçon d'aujourd'hui, du même âge, l'ignorerait?
Ce n'était pourtant pas les Américains qui venaient et que nous
attendions, mais des Français. Pour une partie il s'agissait de
Français bien particuliers, c'est-à-dire des Tunisiens; ils avaient
des visages basanés, taillés à la serpe et portaient des bonnets
de feutre rouge placés en biais sur la tête. Ce furent les premiers
étrangers que je vis. Puis, nous fûmes subitement entourés par la
langue française. Je lisais "Rhin et Danube", je le prononçais tel
que c'était écrit et partout sur les murs des maisons et sur les
panneaux d'affichage on lisait la proclamation à bordure tricolore,
qui me semblait gaie, adressée aux troupes victorieuses et signée
par le "Général de Gaulle". Pourtant, le nom d'un autre général
que j'ai appris un peu plus tard me plut bien davantage : le Général
de Lattre de Tassigny. En revanche, beaucoup de ces Français s'appelaient
Schneiter, Widmer, Pflückiger, Fischer, Koenig, et parlaient tous
bien l'allemand. Mais le gouverneur de la ville, un joueur de tennis
remarquable, portait un nom du Sud de la France, Coup de Fréjac
(il vit toujours), et un véritable capitaine, poli et correct, s'installa
bientôt dans notre maison. Tout cela me semblait -et c'est là où
je veux en venir- singulièrement joyeux. Contre toute attente, les
soldats avaient dû être gentils avec nous, particulièrement avec
les enfants. Cela était encore plus juste en ce qui concerne les
tunisiens qui s'appelaient "Les Spahis" - un mot qui continue encore
à me fasciner aujourd'hui. Bien entendu, ce n'était pas tout à fait
comme Stendhal l'a décrit dans une évocation brève au début de la
"Chartreuse de Parme", lorsque les Français entrent à Milan sous
le commandement du jeune Bonaparte, mais ça y ressemblait quand
même. Et lorsque le 8 mai les cloches sonnèrent longuement, certainement
plus d'une heure, je ressentis un grand soulagement, la dissipation
de la peur, un apaisement: une libération. Je peux seulement dire
que je n'ai plus jamais éprouvé un sentiment d'une pareille intensité,
c'est-à-dire de soulagement et de libération. La chute du mur, la
possibilité soudaine de sortir librement - événement, soit dit en
passant, pour lequel des milliers de jeunes Français se rendirent
à Berlin, simplement pour y assister - s'en est un peu approché.
J'ai dit "libération". J'ai vécu cela ainsi, dans ce contexte particulier
mais néanmoins caractéristique, et c'est ce souvenir que j'en ai
gardé. On parlait à l'époque d'un "effondrement". "Après l'effondrement",
c'était la tournure usuelle employée dans les biographies qui furent
rédigées par la suite. Cette expression correspondait certainement
à ce que l'on avait connu. On peut comprendre qu'elle paraisse étrange
aux jeunes et aux adolescents d'aujourd'hui car cette partie de
l'Histoire leur a été enseignée par leurs parents, voire le plus
souvent leurs grands-parents. Je ne voudrais pas évoquer le souvenir
de la stupide querelle (des historiens) surgie il y a quelques années
en Allemagne bien que, s'agissant du langage, du reflet de la réalité
dans le langage, de trouver "le mot juste", cela relève de la compétence
d'un observateur de la langue. Objectivement, c'était bel et bien
une libération - quoi d'autre sinon? C'était un effondrement "et"
une libération: un effondrement libérateur. Il y avait beaucoup
de souffrances: chez les réfugiés, les expulsés, les femmes violées.
Cette souffrance était pourtant la conséquence du régime qui s'est
effondré.
Sans cet effondrement, cette souffrance n'aurait pas eu lieu, et
ce n'est certainement pas le 8 mai qui l'a provoquée. Je me rappelle
très bien l'irritation des adultes, particulièrement des professeurs,
lors du "Discours de l'année de Goethe 1949" de Thomas Mann revenu
en Allemagne pour la première fois -discours fortement critiqué
; il y parlait de l'"amertume patriotique" qu'il comprenait parfaitement
et dans laquelle il lui semblait entendre murmurer distinctement
les mots de "domination étrangère". Puis, il déclarait : "Reconnaissons
pourtant que le règne de l'esprit malfaisant qui a soumis l'Allemagne
pendant douze ans et qui a déclenché tout cela a été une domination
étrangère bien pire". Pour moi, c'est bien là l'enjeu, et ceux que
le mot "libération" irrite doivent se demander : voulons-nous reconnaître
ce qui est vrai (pour reprendre les termes quelque peu patriarcaux
de Thomas Mann), c'est-à-dire reconnaître d'abord que la situation
antérieure était pire pour pouvoir ensuite comprendre que celle
qui lui a succédé en était la conséquence? En fait, un mot unique
ne suffit pas pour traduire la complexité de la situation, surtout
lorsqu'il est censé la juger. Déjà à l'époque, il s'agissait pour
moi d'une libération, une libération intense. Elle restera pour
toujours liée affectivement à la France.
Par la suite, la relation est devenue encore plus étroite. Pendant
trois ans, de 1949 (j'avais 14 ans) à 1952 j'ai été en internat
dans deux collèges français créés pour les enfants de l'occupant,
le Collège Decourdemanche à Tübingen et le Collège Pierre Brossolette
à Constance (c'était bien sûr des noms de résistants: s'en rappelle-t-on
encore en France?).
Le gouvernement français m'avait attribué une bourse. L'objectif
du ministère parisien était de placer dans chaque classe et dans
chaque établissement français de la "zone d'occupation française"
un élève allemand. Les places étaient loin d'être toutes occupées,
les allemands ne s'y intéressant pas beaucoup. C'était en 1949.
Cette décision a été mise en oeuvre deux ou trois ans à peine après
"l'effondrement" ; la mise en oeuvre est toujours lente au sein
des ministères. J'ignore si les Américains ou les Anglais ont pris
de telles mesures.
En juin 1948, Emmanuel Mounier, l'éditeur de l'importante revue
Esprit, proposa dans son bureau de la rue Jacob la création
d'un comité portant un nom dont chaque terme avait de l'importance
: "Comité français pour l'échange avec la nouvelle Allemagne". Alfred
Grosser, qui rapportait ces faits dans une conférence en 1954, souligna
que "la plupart des français" d'après-guerre "ne voulaient plus
jamais entendre parler des Allemands". Mais il ajouta ensuite qu'il
y avait aussi des français - et ce fut également l'avis du gouvernement
au plus tard en 1948 - qui ne croyaient pas à la responsabilité
collective des Allemands. A l'image de Mounier lui-même ou de Joseph
Rovan, qui fut prisonnier à Dachau, ces hommes étaient pour la plupart
issus de la Résistance. Rovan a justement écrit pour cette revue
catholique "Esprit", une série d'articles au titre surprenant :
"L'Allemagne de nos mérites", signifiant par là que l'on aurait
l'Allemagne que l'on mériterait, telle que, bon gré mal gré, on
contribuerait à la créer. Pour sa part, Mounier rédigea un essai
publié dans le Figaro du 21 août 1948 dont le titre à lui seul résumait
cette idée d'une manière plus radicale : "Allemagne - responsabilité
France". Dans un autre essai publié en allemand dans la revue Monat
en 1949, il écrit : "Le nationalisme allemand n'est pas une fatalité
historique ou raciale ; une telle pensée ne serait rien d'autre
que le produit d'une doctrine raciste. Si le nationalisme allemand,
à deux ou trois occasions, s'est révélé plus violent et plus expansif
que celui d'autres peuples, il n'est pas d'une nature fondamentalement
différente. Son essence - au sens historique - s'est formée au cours
de l'histoire ; elle a évolué au gré de l'histoire et, en tant que
composante historique, elle est condamnée à disparaître un jour.
L'"éternelle Allemagne" n'existe pas." On souhaiterait continuer
la citation. La faiblesse de la traduction l'affadit, mais il s'agit
d'une parole compréhensible à tout moment, d'une réflexion claire
et nette et d'une bienveillance rationnelle, intelligible indépendamment
de cet affaiblissement ; cette manière de s'exprimer était alors
indispensable en France à cette époque où la belle sentence, jadis
si connue, de Rivarol - "ce qui n'est pas clair n'est pas français"
- était encore en vigueur. Cette sentence n'est pas indiscutable,
elle risque même d'être fausse ; elle est néanmoins belle : il faudrait
l'analyser... On ne peut surestimer le mérite des Français qui se
sont engagés dans cette voie juste après 1945. Il est encore plus
étonnant qu'à peine trois ans après, au terme de la libération de
la France - je pense au moins que pour le cas de la France on considère
cette expression appropriée - une telle rationalité bienveillante
et de telles idées aient pu être reprises par le gouvernement alors
qu'une majorité de Français ne les partageaient certainement pas.
C'était aussi courageux ! Cette idée est issue d'hommes et de femmes
qui étaient déjà conscients de la responsabilité de la France, c'est-à-dire
de la trahison envers la Tchécoslovaquie en 1938 (Grosser le fait
remarquer en 1954, surtout par rapport à Emmanuel Mounier). Ils
savaient aussi qu'il était faux d'affirmer que dès le début de l'occupation
allemande "chaque" français faisait partie de la Résistance.
Cette même année 1954, au cours de laquelle Alfred Grosser fit sa
conférence à l'Institut de Ludwigsbourg, Friedrich Sieburg, alors
très connu, publia un long avant-propos intitulé "La France sans
fin" qui précédait son livre de 1929, "Gott in Frankreich". Le jugement
à la fois faussé et aiguisé par l'aigreur et l'outrage ressentis,
il parle du "mensonge énorme et tragi-comique" qui "a refondé la
vie de la France" au début de l'été 1945 : "Trois fictions se sont
enracinées dans les esprits comme des faits inébranlables : la France
n'a jamais été battue, la Résistance a libéré le pays de l'occupant,
chaque Français a fait partie de la Résistance... On a dû enterrer
la vérité, sans qu'elle soit morte. On l'a enfouie au seuil de la
conscience où on la laisse se démener et s'agiter comme un spectre".
C'est plein de hargne, mais c'est en fait aussi un peu prophétique,
car aujourd'hui, des décennies après, on a fait apparaître petit
à petit et plus ou moins globalement la vérité cachée. Par ailleurs,
le titre en forme d'interrogation de l'édition française du livre
de Sieburg est encore plus frappant: "Dieu est-il Français?" (1930,
contenant une belle lettre de l'éditeur Bernard Grasset "Lettre
sur la France à Friedrich Sieburg").
Aujourd'hui, on a l'habitude de citer Jean Monnet qui, jugeant rétrospectivement
son œuvre européenne privilégiant l'économie, aurait répondu "J'aurais
commencé par la culture" à la question lui demandant s'il aborderait
différemment les choses maintenant (mais apparemment il ne l'a pas
dit ; il doit s'agir d'une citation imaginaire). De fait, en France,
au sein du gouvernement parisien, on a commencé par la culture.
Le baccalauréat que j'ai passé à l'Université de Strasbourg en 1952
(mention bien), est le seul examen qui me rende fier, puisqu'en
France le titre de bachelier est le premier grade universitaire
(c'est pourquoi on passe l'examen à l'Université). Je suis toujours
et personnellement reconnaissant à la France d'hier d'avoir débuté
par une politique culturelle, et il m'est plaisant de le répéter
à la France d'aujourd'hui.
Traduction Forum
Bibliographie
- "Über Sprache und Stil" - München, 1995.
- "Davids Aufstieg. Erzählung" - München, 1993.
- Der Autor und sein Stil. Zwölf Essays, Stuttgart 1988.
- "In den Rauch geschrieben. Mitteilungen eines, der suchte,
das Rauchen zu verlernen" - Frankfurt, 1988.
- "Brauchen wir Sprachkritik ?" - Jonas, 1985.
- "Einführung in die romanische Sprachwissenschaft" - mit
W. Oesterreicher und R. Windisch - Darmstadt, 1981.
- "Durchsichtige Wörter" - Winter, Carl, 1971.
- "Wort und Sprache" - Niemeyer, M, 1970.
- "Untersuchungen zur spanischen und französischen Wortbildung"
- Winter, Carl.
|