Forum : Ne pensez-vous pas que les électeurs allemands ont aussi
voté pour une redéfinition de la place de l'Allemagne au sein de
l'Union et dans le Monde lorsqu'ils ont élu la nouvelle équipe dirigeante
? Cette approche du problème vous paraît-elle pertinente et faut-il
s'en réjouir ou s'en inquiéter ?
André Glucksmann : L'électeur, en Allemagne comme en France, est
moins naïf qu'il ne paraît aux doctes. Les ambiguïtés et contradictions
des programmes électoraux sont trop évidentes pour qu'il s'étonne
des pataquès et infidélités propres aux lendemains d'élection. Le
passé de Schröder ou Lafontaine - marxiste dur en 1970, pacifiste
en 1980, freinant la réunification en 1990 - est connu de tous.
Et pas moins l'habitude qu'ont les leaders de la gauche d'opérer
des virages à 180° sans daigner s'expliquer. Seul Joschka Fischer
fait exception : il change - heureusement ! - et dit pourquoi. Pour
l'essentiel l'électorat a opté pour la continuité (politique : au
centre) dans le changement (biologique : une équipe " rajeunie ").
Ceux qui paraissent éberlués et perdus sont plutôt les " experts
", ainsi nombre d'éditorialistes français, encombrés de questions
vieilles de plus d'un demi-siècle. Est-ce que la " nouvelle " Allemagne
sortie des urnes va livrer une " guerre " à la France ? Rassurez-vous
bonnes gens, l'Allemagne profonde est remarquablement placide et
son taux (démographique) de dépopulation la garantit contre toute
humeur belliqueuse, même purement verbale. Autre fausse question
parisienne : qui est vraiment de gauche outre-Rhin ? C'est supposer
témérairement qu'il existe une définition européenne de la " gauche
", comme si à Berlin comme à Paris chaque arrondissement ne cultivait
la sienne en excluant toutes les autres.
Lorsque l'Europe sociale-démocrate - puisqu'à l'exception de l'Espagne
tous les gouvernements sont peu ou prou socialisant - s'est réunie
pour la première fois à Vienne, elle s'est montrée particulièrement
peu productive. Il faut rappeler que l'actuel chancelier a lui-même
fait remarquer que l'ensemble des têtes pensantes européennes avait
consacré deux fois plus de temps au "grave problème" des duty-free
qu'à celui de la crise Russe et au fait qu'il y a actuellement en
Russie quarante millions de personnes qui vivent en dessous du seuil
de pauvreté. Cette manière assez myope, assez peu réaliste et assez
peu morale d'envisager l'avenir émerge aujourd'hui au point qu'il
semble impossible d'appréhender au travers de la victoire des socialistes
et des verts allemands un programme ou une perspective précise.
Forum : La construction européenne s'accélère mais les européens
se reconnaissent difficilement dans le nouveau statut qui leur a
été conféré de " citoyen européen ". Cette non-reconnaissance ne
provient-elle pas en partie de l'absence d'un véritable débat intellectuel
et philosophique sur le sens de la construction européenne ? Ce
débat est-il vraiment possible et opportun ?
A. G. : Oui bien sûr mais les discussions ne se décrètent pas. Elles
ont lieu lorsque l'on ne s'y attend pas. Il y a quelque chose de
spontané dans une discussion qu'il faut respecter. Je dirais tout
d'abord que parler au nom du peuple me paraît toujours abusif. Je
me demande d'ailleurs si les dits peuples d'Europe sont à ce point
déterminés ; ils m'apparaissent partagés et hésitants comme la plupart
des leaders. On constate qu'ils ne prennent pas véritablement part
au débat et que ce débat est actuellement conduit par deux générations,
qui me semblent affligées de défauts constituant le revers de leurs
qualités. Ces deux générations - la première étant plutôt démocrate-chrétienne
et la seconde plutôt socialisante - ont édifié l'Europe à partir
de 1945 et ont très bien travaillé à l'intérieur de chaque pays
; elles ont véritablement construit une Europe prospère et démocratique
dont nul n'aurait parié l'existence à la fin de la guerre au regard
du champ de ruines qu'était l' Europe occidentale. Ce beau travail
a un revers : les générations en question ne se sont jamais souciées
du monde extérieur. Elles étaient bien entendu au courant de la
guerre froide ; le rideau de fer était même le fondement de l'union
de l'Europe occidentale. Mais le sort du monde demeurait réglé à
l'extérieur par Washington et Moscou. Ainsi, une certaine irresponsabilité,
une incompétence et un manque d'intérêt caractérisent ces générations
dès qu'il s'agit des questions mondiales. Des positions idéologiques
ont bien émergé mais elles étaient plutôt négatives et conduisaient
la plupart du temps à se retirer du monde ; on peut citer pour exemple
le grand mouvement anti-colonialiste qui a toujours consisté à se
retirer à grande vitesse sans se soucier de ce qui arriverait par
la suite aux peuples émancipés. Ainsi, la tragédie des grands lacs
et en particulier le génocide des Tutsis de 1994 n'a pas suscité
l'émotion habituellement manifestée par l'opinion anti-colonialiste
et pro-africaine. Ce repli sur nous-même relève très rapidement
de l'égoïsme et de l'irréalisme tant il paraît ô combien contestable
aujourd'hui de vouloir vivre dans une bulle, choix qui semble néanmoins
être celui retenu par nos élites d'Europe occidentale.
Forum: L'impuissance de l'Union face à des drames humanitaires
qui se déroulent à ses frontières ne pose-t-elle pas la question
des valeurs censées sous-tendre la construction européenne ? Plus
exactement, ces valeurs n'ont-elles pas pour défaut de ne se présenter
que comme des valeurs, faisant appel à une sorte de conscience morale
européenne introuvable et, de ce fait, inefficace ? En d'autres
termes, les partisans d'une vision éthique de l'idée européenne
n'auraient-ils pas aussi intérêt à donner un contenu politique et
non uniquement moral à ces valeur ?
A. G. : J'approuve votre question, c'est de trop de morale dont
nous souffrons et pâtissons aujourd'hui. Ni la démocratie chrétienne
ni les socialistes n'ont été avares de références aux valeurs. L'Europe
a baigné dans la bonne idée qu'elle se faisait de ses bonnes pensées.
Dans la pratique, on constate évidemment une conduite inverse. Il
n'y a pas simplement opposition entre la théorie morale et la pratique
profane, il existe une solidarité entre les deux ; à des valeurs
vides qui font l'unanimité parce qu'elles n'engagent à rien correspond
une pratique cynique et désabusée. En fait, on parle beaucoup des
valeurs mais plus on en parle et moins on y croit, moins on les
met en pratique et moins on leur sacrifie le bien-être quotidien.
L'Europe, si l'on considère son histoire, ne s'est jamais entendu
autour de valeurs positives. Depuis que la Grèce antique a lancé
le coup d'envoi de l'aventure européenne, notre continent n'a jamais
été uni autour d'une unique table de valeurs ; l'Europe n'a jamais
pu définir le bien commun d'une seule et même voix. Quand elle était
grecque, l'Europe disposait de deux cents définitions du souverain
bien et autant de constitution que les cités grecques cultivaient
avec égoïsme, honneur et sens de la guerre. Lorsque l'Europe fut
chrétienne, elle fut trois fois chrétienne c'est-à-dire deux fois
de trop. Elle s'est livrée à des affrontements internes qui furent
en réalité des guerres civiles, des schismes et des disputes homériques
entre l'Empereur très chrétien et le pape non moins chrétien. Lorsque
l'Europe est devenue celle des nations, elle n'en est pas moins
restée aussi belliqueuse et polémique. Donc, l'idée que l'Europe
pourrait subitement s'unir, par je ne sais quel miracle, autour
de valeurs traditionnelles qui, dans la tradition, n'ont jamais
uni l'Europe, me paraît complètement saugrenue et ridicule ; cette
idée est néanmoins souvent professée par de nombreux sages européens.
En revanche, si l'on considère les moments où l'Europe a affiché
une certaine unité, on constate que c'est contre une adversité,
une menace commune ; l'Europe ne s'est pas unie "pour", elle s'est
unie "contre". La dernière fois c'était contre le danger venu de
l'Est, à l'ombre du rideau de fer. Cette menace commune aux Etats
européens a constitué le ciment de la réconciliation franco-allemande
et de l'unité européenne. Le problème est aujourd'hui de définir
ce contre quoi nous aurions secondairement des valeurs communes.
Autrement dit, nous avons besoin de valeurs positives qui se présentent
comme la conséquence de risques partagés, d'un gouffre que nous
trouvons utile et moral d'éviter en commun ; un risque à courir
ensemble... Or, il semblerait que le mal commun s'est évanoui depuis
la chute du mur de Berlin puisqu'il n'y a plus un empire menaçant
; Satan aurait disparu! Le problème n'est pas de remplacer un Satan
par un autre, c'est-à-dire de fantasmer un danger unique qui menacerait
l'Europe, mais d'essayer de penser, faute d'un adversaire, des adversités.
Je retiendrais deux exemples. Premièrement, ce qui se passe dans
la moitié Est de l'Europe concerne directement l'avenir de l'Europe
occidentale ; nul ne sait ce qui peut arriver à Moscou dans deux
semaines, dans deux ans ou dans vingt ans. Pour le moment, la Russie
se trouve dans une situation que je qualifierais de "Weimarienne".
Il y a des risques de dictatures rouge-noir, c'est-à-dire, issues
des débris du communismes ou des résurgences du fascisme, du nationalisme,
de la haine raciste… Il y a donc péril en la demeure si l'on définit
la demeure comme étant constituée de l'ensemble des pays d'Europe
et pas seulement de ceux d'Europe de l'Ouest. Deuxièmement, il y
a au Sud de l'Europe - dans toutes les régions bordant la rive sud
de la Méditerranée - des menaces de terrorisme, de dictature et
en particulier d'un terrorisme islamiste. On ne peut donc pas dire
que l'Europe vive dans la perspective d'une tranquillité durable.
Cette situation définit des intérêts vitaux communs, une possibilité
de s'unir qui est néanmoins, pour l'instant, systématiquement escamotée.
On pratique la politique de l'autruche ; cette attitude revient
tout simplement à remettre toutes les clés de notre destin entre
les mains des Etats-Unis. Ainsi, il a fallu attendre que les américains
veuillent bien s'installer à terre en ex-Yougoslavie pour mettre
fin en quelques jours à un massacre qui a duré quatre ans. Si l'Europe
avait disposé d'une volonté suffisante, elle aurait pu sauver les
deux cents mille européens qui sont morts pendant ces années de
guerre. La question toujours ressassée du rapport entre l'Europe
et les Etats-Unis est le type même de faux problème. Dans la mesure
où l'Europe se soucierait de ses propres intérêts - à savoir ce
qui se passe à Moscou, au Kosovo ou ce qui se passe à Alger - elle
pourrait éviter de remettre les clés de son destin entre les mains
des Etats-Unis. Mais, dans la mesure où elle prétend vivre dans
une bulle sans se soucier véritablement du monde extérieur, elle
délègue toutes ses responsabilités aux américains.
Forum : Sur un plan plus philosophique, au nom de quoi l'Europe
peut-elle se poser en "gardienne de la démocratie" ou des "droits
de l'Homme" ? Peut-on parler à la fin du XXe siècle d'un "modèle
démocratique européen" spécifique qui permette aux peuples qui la
composent de s'ériger en tuteur des autres nations ?
A. G. : Tuteur, non. Mais je crois que l'Europe a un message original.
L'Europe détient une carte qu'elle se refuse néanmoins à jouer.
Le problème est que l'Europe se veut une seconde Amérique, même
lorsqu'elle s'oppose à l'Amérique. Tout l'anti-américanisme européen
ne consiste qu'à rêver encore plus que les américains, d'être les
meilleurs, les purs et finalement, sinon le pays de Dieu, du moins
celui de l'Homme dans le sens où le conçoit la Déclaration des Droits
de l'Homme (idée paradisiaque d'un Adam ayant échappé au pêché originel).
Cet idéalisme, partagé par les américains et par les anti-américains
d'Europe, me paraît tout à fait dangereux. Il y a autre chose dans
l'histoire européenne ; nous vivons par exemple dans l'idée que
l'homme ne se définit pas, que nous avons chacun une certaine définition
de l'homme - religieuse ou laïque, de gauche ou de droite, philosophique
ou littéraire - et qu'ainsi, il existe autant d'acceptions que d'hommes,
mais qu'en revanche nous pouvons nous unir, nous entendre, non sans
mal néanmoins, sur l'inhumain. L'expérience de l'inhumain est plus
universelle que l'expérience de l'humain. L'expérience de l'humain
n'est que la résistance à l'inhumain. Au début du siècle l'Europe
éclairée ne se doutait pas qu'elle était capable de ré-instaurer
l'esclavage au cœur même de notre continent avec une brutalité sans
précédent. Elle ne se doutait pas qu'elle serait capable d'inventer
des guerres plus cruelles que toutes les guerres de l'Histoire.
Elle ne se doutait pas non plus qu'elle exporterait sur toute la
planète des révolutions plus sanglantes que tout autre révolution
antérieure au XXe siècle. Ainsi, l'Europe s'est abusée. Je crois
que le côté spirituel et la force de l'Europe sont le produits de
ces douloureuses expériences.
L'idée européenne est celle de la laïcité, celle de la différence
entre la vie privée et la vie publique, entre les églises et l'Etat,
entre l'homme et le citoyen. Ces distinctions sont à mon avis aujourd'hui
fondamentales. En effet, on assiste actuellement sur toute la planète
à l'extension d'une troisième vague de totalitarisme ; alors que
la première vague consistait à tuer au nom de la race et la deuxième
au nom de la classe ou de l'histoire, la troisième vague consiste
à avoir tous les droits de tuer au nom de Dieu. Cela vaut pour le
monde musulman mais peut devenir extrêmement contagieux puisqu'on
a vu un docteur juif intégriste massacrer des musulmans en prière
à la mitraillette en leur tirant dans le dos ou l'assassinat de
Rabin ; je sais que l'hindouisme peut, lui aussi, manifester une
intolérance et un intégrisme redoutables. Bref, toutes les religions
du monde sont à même de contracter cette affreuse peste qu'est le
fanatisme. Nous sommes donc à l'heure des possibles guerres de religion.
L'Europe moderne s'est construite contre les guerres de religion.
La guerre de Trente ans pour l'Allemagne, les guerres de religion
sous François 1er et Henri II en France…. Il y a donc une expérience
européenne de l'intolérance et du fanatisme que les Américains n'ont
pas dans leur histoire.
L'histoire de l'Europe, c'est l'expérience de Thucydide au travers
de la guerre du Péloponnèse, c'est Montaigne qui réfléchit sur les
moyens de mettre un terme aux guerres de religion et c'est aussi
l'histoire du XXe siècle dans la mesure où l'on veut bien la réfléchir.
Les populations en ont tiré quelques conséquences non négligeables,
en particulier en ce qui concerne la démocratie. La possibilité
de changer le gouvernement par le vote et la garantie de l'alternance
donc le respect de la minorité constituent une barrière efficace
(même si elle n'est pas parfaite!) à ce type de dérive.
Bibliographie
- "Le Bien et le Mal - Lettres immorales d'Allemagne et de France"
- Robert Laffont, 1997.
- "De Gaulle, où es-tu" - Lattès, 1994. - "La Fêlure du monde" -
Flammarion, 1994.
- " Descartes, c'est la France" - Flammarion, 1987.
- "La force du vertige" - Grasset, 1983.
- "La cuisinière et le mangeur d'hommes" - Seuil, 1975.
- "Le discours de la guerre" - l'Herne 1967, rééd. Grasset, 1980.
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