.
Wolf Lepeniest est également Recteur du Wissenschaftskolleg
à Berlin.
Comme l'a signalé Harald Weinrich, il n'y a pas seulement un art
de la mémoire, il y a également un art savant de l'oubli. Dans la
vie quotidienne, les oublis restent un défaut. Mais, dans la vie
politique, ils constituent un danger. Je souhaite rappeler l'heureux
hasard qui est survenu dans l'histoire européenne de ce siècle :
la réconciliation, devenue amitié, entre les allemands et les français,
qui aurait semblé impossible à nos parents et inimaginable à nos
grands-parents. Il est d'autant plus nécessaire de le rappeler qu'à
l'arrière plan de la routine des relations franco-allemandes, les
inquiétudes grandissent dans nos deux pays, allant jusqu'à interférer
dans le processus d'unification européenne.
Culture, amitié, routine
La France et l'Allemagne sont liées, tout au long de leur histoire
commune, par une succession d'actes de compensation sur le plan
culturel censés effacer la honte des guerres perdues ; cela se produisait
de manière si militante que la nouvelle guerre fut souvent pensée
et préparée dans les deux pays sur le champ culturel. C'est le cas
de l'Allemagne après les batailles perdues d'Iéna et d'Auerstedt,
et également celui de la France de l'après-Sedan. C'est encore vrai
pour l'Allemagne après Versailles.
Cela fut beaucoup moins vrai pour la France vaincue au terme de
la guerre éclair menée par Hitler, ce qui reste jusqu'à nos jours
un point sombre dans la mémoire française de l'"étrange défaite".
L'attitude passive des intellectuels témoignait alors bien plus
de l'épuisement de la France que de la seule situation militaire.
Ainsi, on a pu constater qu'après la capitulation, la culture française
sous Vichy - ce "mélange de terreur blanche, de bibliothèque rose
et de marché noir", pour reprendre les termes de Brunschwicg - n'était
plus en mesure de créer un potentiel de revanche efficace ; et c'est
justement cette constatation, ressentie comme déshonorante, qui
est à l'origine de l'aveuglement durable sur les véritables dimensions
de la collaboration.
La culture comme revanche: cette caractéristique cachée des relations
franco-allemandes qui persiste encore de nos jours obligeait tous
ceux qui dans les deux pays pactisaient, pour une raison ou pour
une autre, avec l'"ennemie héréditaire" à se justifier ou à se dissimuler.
Thomas Mann a décrit dans ses "Considérations d'un apolitique",
rédigées pendant la première guerre mondiale, la rivalité culturelle
franco-allemande comme une inévitable querelle fraternelle survenue
sous le toit européen, lorsqu'il s'en prenait à Heinrich Mann, le
"littérateur de la civilisation".
C'est justement pour cette raison que sont nées des affinités électives
d'une douloureuse intensité entre les esprits de nos deux nations.
Cependant, avant la seconde guerre mondiale, il n'y avait pas assez
d'Allemands et trop peu de Français qui partageaient l'espoir de
sauver l'Europe et le monde en rapprochant la France et l'Allemagne.
Aujourd'hui, l'amitié franco-allemande est une réalité. Il n'y pas
lieu de craindre le retour à une autre réalité. Mais nous aurions
également tort de penser que cette amitié va de soi, qu'elle est
une sorte de mouvement perpétuel de nature politique qui ferait
avancer automatiquement l'unification européenne sans que nous ayons
à fournir beaucoup d'efforts. Selon Annette Kolb, de mère française
et de père allemand, la désaffection réciproque vieille de plusieurs
siècles a donné naissance à un état d'innocence entre Allemands
et Français qui n'a rien d'édénique : ils sont si différents qu'ils
ne s'en rendent même pas compte. Aujourd'hui, après des décennies
de coopération, les peuples allemand et français risquent de surévaluer
l'ampleur et la profondeur de leur entente. Les relations franco-allemandes
risquent de faire les frais de leur propre réussite et du progrès
de l'histoire.
A partir de ce constat, j'esquisserai quelques propositions permettant
une redéfinition des fonctions des relations franco-allemandes.
J'évite volontairement d'employer les termes de "renouvellement"
ou de "rafraîchissement", car je pense que le point faible des relations
de nos deux pays est depuis longtemps son auto-centrisme. Après
la chute du communisme et à l'aube du siècle prochain, les relations
franco-allemandes ne peuvent plus se suffire à elles mêmes. Il faut
redéfinir leur rôle dans l'optique d'une Europe dont l'unification
se poursuit et d'un monde exposé aux contraintes de la mondialisation.
D'abord, je plaiderai pour que l'on sorte des ornières des relations
franco-allemandes. Diderot a assigné à la philosophie la mission
de faire cesser l'émerveillement ; réapprendre à s'émerveiller doit
justement faire partie de la philosophie des relations franco-allemandes
contemporaines. Nous devons comprendre que ce ne sont pas nos ressemblances
qui se ressemblent mais nos différences, pour reprendre l'heureuse
expression paradoxale de Claude Lévi-Strauss.
Nous devons réapprendre à considérer ce qui nous sépare pour en
tirer des motivations génératrices d'actions communes. Il faut sans
cesse rappeler qu'au XVIIIe siècle Rousseau et Herder ne se réjouissaient
pas, bien au contraire, lorsqu'ils nous avertissaient en s'écriant:
"Il n'y a que des Européens!" Si un jour il n'y a que des européens,
il n'y aura plus d'Europe.
Même au terme de décennies de coopération couronnée de succès, cela
signifie d'un point de vue politique pour les Allemands comme pour
les Français qu'ils ne doivent pas sous-estimer le poids de leur
histoire nationale. Les relations franco-allemandes, notamment celles
de ces dernières années, ont montré combien l'Histoire ne se résume
pas à un passé lointain et sans conséquences, mais constitue une
expérience partagée et par là même des raisons d'agir auxquelles
nous avons recours ou auxquelles nous pouvons avoir recours à tout
moment. Je voudrais prendre l'exemple du "Livre noir du Communisme"
pour illustrer les risques et les chances que cela comporte pour
nos deux peuples.
Ergotage et sensibilité
On a peine à croire que ce soit par hasard que la publication en
France du "Livre noir du Communisme" ait eu lieu en même temps que
le procès Papon. D'un point de vue allemand, cela pourrait nous
conduire à replacer notre propre "Historikerstreit", la querelle
des historiens(1) , dans une perspective comparatiste. En France,
le "Livre noir" a déclenché des débats si violents que l'on a tout
de suite parlé d'une "querelle française". Une fois de plus, les
Français et les Allemands ont souligné la particularité de leurs
débats nationaux alors que leur replacement et leur comparaison
dans un cadre européen plus large aurait pu fournir des enseignements
concluants.
On peut évoquer plusieurs raisons expliquant la violence de cette
querelle franco-française. La première est d'ordre général : l'intelligentsia
française s'émeut facilement et tend à l'évidence à se diviser rapidement
en chapelles ennemies sur des débats dont les sujets sont des plus
variés. Par ailleurs, en France, le réquisitoire contre le léninisme
stalinien et ses conséquences est particulièrement sévère car il
s'agit du seul pays démocratique où les communistes participent
encore au gouvernement. Enfin, c'est à l'histoire française elle-même
que l'on fait le procès lorsque l'on affirme que la critique radicale
du communisme ne démasque pas seulement la grande révolution d'octobre
comme un complot criminel, mais remet également en question la "mère
de toutes les révolutions", la Révolution Française de 1789. Sur
ce fond, la querelle des historiens allemands apparaît sous un jour
nouveau.
François Furet a, comme on le sait, formulé dans une assez longue
note de bas de page de son œuvre maîtresse rédigée à la fin de sa
vie, "Le Passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXe
siècle", une approbation critique des thèses présentées par Ernst
Nolte. Selon François Furet, Nolte a eu le mérite d'avoir rompu
avec un tabou en ne respectant pas l'interdit de procéder à une
comparaison entre communisme et fascisme, stalinisme et fascisme.
Furet partageait l'avis selon lequel l'explication de la naissance
et de l'évolution des deux idéologies devait se fonder sur une méthode
historico-génétique ; de manière identique, il estimait que la comparaison
purement formelle des structures utilisée dans les recherches sur
les totalitarismes était insuffisante. Furet, tout à la fois critique
et attristé, a fait remarqué que Nolte avait limité la portée de
son argumentation en considérant les juifs comme les adversaires
organisés d'Hitler. Il s'en est suivi une correspondance épistolaire
entre les deux hommes, interrompue par la mort soudaine et prématurée
de François Furet. Cependant, la longue note de bas de page et les
quelques lettres échangées permettent d'appréhender la querelle
des historiens dans une perspective qui a été négligée lors du débat
en Allemagne : il s'agit de la manière de présenter des faits historiques
et de l'importance accordée au tact et au ton, qui est traditionnellement
sous-estimée en Allemagne.
Si Furet reprend à son compte le plaidoyer en faveur de la méthode
historico-génétique qui serait indispensable à la compréhension
du communisme et du nazisme, il s'oppose néanmoins à ce qu'une simple
conception chronologique se substitue à la recherche des causes
profondes. La prise du pouvoir par Lénine avant Mussolini et bien
avant Hitler ne suffit pas à justifier l'attribution d'une nature
réactive au fascisme et encore moins au nazisme ; un tel mode d'explication
conduit, intentionnellement ou non, à une certaine compréhension
et ne peut s'empêcher de ressembler à une sorte de justification.
En 1939/40, Drieu la Rochelle avait déjà formulé cet argument, en
lui conférant une connotation raciste : parce que dans tout allemand
il y a aussi un slave, sa réaction contre le totalitarisme russe
est proportionnelle à l'intensité de ce dernier.
Furet prend ses distances, en des termes polis mais de façon intraitable
sur le fond, par rapport à l'hypothèse d'imitation : le fascisme
n'est pas une réaction au communisme. Les deux idéologies - le communisme
en tant qu'idéologie de l'universalisme totalitaire et le fascisme
ou le nazisme en tant qu'idéologie du particularisme totalitaire
- constituent des réactions de rejet de l'univers bourgeois et libéral,
du "siècle démolibéral" qui, pour Mussolini comme pour Charles Maurras,
commence en 1789. S'y ajoute le fait que l'antisémitisme remonte
bien avant la révolution d'octobre et que la droite allemande n'avait
pas besoin du communisme pour détester la démocratie. En quelques
phrases Furet explique que la méthode historico-génétique de Nolte
s'appuie sur une vision restreinte de l'histoire. Pour lui, elle
ne tient pas compte du rôle clé du pessimisme traditionnel et d'ordre
culturel remontant aux débuts du XIXe siècle qui fut renforcé par
un certain antisémitisme, en ce qui concerne l'évolution de la droite
allemande et notamment l'évolution du nazisme.
Si le débat entre François Furet et Ernst Nolte - que ce dernier
considérait à tort comme un rapprochement - n'avait constitué qu'une
controverse entre deux historiens, les fruits en auraient déjà été
considérables. Cependant, il s'agit de bien davantage : de la confrontation
des caractères de deux historiens. Leurs dissemblances s'expliquent
par leur appartenance à des traditions nationales distinctes entre
l'histoire française et l'histoire allemande. Furet a un regard
serein qui se positionne dans une perspective de "longue durée"
; il a cette conception de l'histoire, dont le Moyen âge constitue
une partie intégrante, qui est toujours en vigueur en France et
promeut une culture de la mémoire génératrice aujourd'hui encore
d'identités dépassant les clivages partisans. Contrairement à la
mémoire collective française qui englobe les temps reculés, l'Allemagne
connaît l'obligation, sans cesse renouvelée, de revenir sur son
histoire récente ; ce travail obligatoire contribue rarement à créer
des identités, mais affermit en général les frontières entre les
familles politiques. Même si Ernst Nolte voulait justement intégrer
l'histoire allemande dans le panorama des horreurs de la guerre
civile européenne, en la privant ainsi de son caractère national
et émotionnel, il semble être, face à la sérénité autocritique de
Furet, dans un état permanent d'excitation proche de l'apoplexie.
Ainsi un manque de contenance, une sensibilité insuffisante, un
langage trop imprécis - "Le vocabulaire employé doit éviter l'ambiguïté",
dit Furet à ce propos - limitent l'intérêt intellectuel et conduisent
à des points de vue biaisés et erronés. En Allemagne, nous y sommes
habitués: c'est le phénomène Jenninger(2).
François Furet, historien français, a permis aux Allemands d'étudier
le communisme et ses conséquences de façon aussi intensive que le
nazisme. L'adhésion de la RDA à la RFA a nécessité cette réflexion:
désormais, le communisme fait partie de l'histoire commune allemande.
Furet peut nous apprendre une manière d'écrire cette histoire sans
être subjugué, ni se laisser dicter les questions et les réponses
par le passé nazi.
En disant que le Goulag a précédé Auschwitz - ce qui est chronologiquement
correct, mais moralement inacceptable - on se prive de la possibilité
de commémorer les victimes de la terreur stalinienne enterrées à
Buchenwald, sans pour autant chercher à diminuer leurs souffrances
par rapport aux millions de meurtres commis dans les camps de concentration
nazis. Ce n'est qu'après un historien français comme François Furet
et d'un écrivain de langue française tel que Jorge Semprun que les
allemands peuvent étudier sans tabous les deux totalitarismes qui
ont déterminé notre histoire récente: le nazisme et le communisme.
Ce qui est peut-être encore plus important est qu'ils nous ont encouragés
à reconnaître qu'il n'est pas possible de comprendre l'incompréhensible.
En s'opposant à ceux qui ne se lassent pas de chercher une explication
rationnelle à l'antisémitisme, Furet a insisté en disant qu'il y
aura toujours une part irréductible d'irrationalité. Un Français
a souligné le fait qu'au nom de la raison, il ne fallait pas oublier
que la compréhension intellectuelle avait des limites.
Traduction Forum
Notes :
(1) Il s'agit d'une querelle, survenue en 1986, qui opposaient quelques
historiens, dont Ernst Nolte, à Jürgen Habermas - et d'autres intellectuels
de gauche - qui les accusait de vouloir relativiser le génocide
perpétré par les nazis en établissant un lien causal entre celui-ci
et l'élimination des koulaks par les Soviétiques. Note du traducteur.
(2) Philippe Jenninger, membre du CDU, fut président du Bundestag
de 1984 à 1988. A l'occasion de la séance commémorative du pogrome
de la "Reichskristallnacht" du 10 novembre 1938, il a tenu une allocution
qui a suscité tant de critiques qu'il fut obligé de démisionner.
Voir sur ce point l'article de Dieter Borchmeyer. Note du traducteur.
Bibliographie
- "Melancholie und Gesellschaft" - Suhrkamp, 1998.
- "Benimm und Erkenntnis. Über die Rückkehr der Werte in den Wissenschaften",
Suhrkamp, Frankfurt a.M., 1997.
- "Sainte-Beuve. Auf dem Weg zur Moderne" - Hanser, C, München 1997.
- "Aufstieg und Fall der Intellektuellen in Europa" - Frankfurt
am Main,1992.
- "Folgen einer unerhörten Begebenheit. Die Deutschen nach der Vereinigung"
- Berlin, 1992.
- "Gefährliche Wahlverwandtschaften. Essays zur Wissenschaftsgeschichte"
- Stuttgart 1988.
- "Die drei Kulturen. Soziologie zwischen Literatur und Wissenschaft"
- Hanser, C, 1985.
- "Geschichte der Soziologie" - Hrsg. v. Lepenies, Wolf - Suhrkamp,
1981.
- "Das Ende der Naturgeschichte. Wandel kultureller Selbstverständlichkeiten
in den Wissenschaften des 18. und 19. Jahrhunderts" - Hanser, C,
1976.
|